36. apprivoiser le vide

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Les silences.

Ils pouvaient être massifs, et occuper tout l'espace. Être tour à tour oppressants ou rassurants, prenant finalement la forme qu'on voulait bien leur donner en fonction de notre humeur, ou du moment.

Les silences pouvaient être plus perçants que les cris, et faire bien plus mal que certains mots.

— Hyung...

Silence.

À la mort de Yejun, je les avais vécus comme on expérimente le néant. À devoir les subir plutôt qu'à tenter de les accepter. À les trouver terrifiants. Assourdissants.

Au contact de Taehyung, cependant, j'avais appris à les voir autrement, à les apprivoiser, à les trouver même agréables, parfois. Ils n'étaient plus synonymes d'absence. Ils étaient devenus le prolongement d'un échange. Des instants de pause indispensables, capables de transmettre beaucoup lorsqu'on savait les apprécier.

Comme en musique.

Pourtant ce soir, les silences de Taehyung ne m'avaient jamais paru aussi douloureux à écouter. Parce que je ne savais pas ce qu'ils voulaient dire. Parce qu'ils me perturbaient.

Debout face à lui, dans ce couloir, je le dévisageai sans retenue, cherchant à trouver sur son visage des réponses à mes questions. Dans un coup d'oeil qu'il m'aurait lancé, dans un haussement de sourcils peut-être, ou dans un geste quelconque. Peu importe quoi, en vérité, tant que je pouvais comprendre, ne serait-ce qu'un peu, la tournure étrange qu'avait pris cette soirée.

Mais il n'y eut rien.

Rien qu'un mutisme froid et amer qui me torpilla le cœur de tous les côtés. Rien qu'une sorte d'indifférence que je n'arrivais pas à déchiffrer.

Rien que le vide.

Taehyung demeurait immobile, hermétique, sa main bandée accrochée à l'encadrement de la porte de la salle de bain alors que ses yeux fuyaient délibérément les miens. Il fixait le mur, l'air éteint et la peau pâle. Sa mâchoire était crispée, ses lèvres serrées, et il respirait lentement par le nez comme s'il essayait de contenir quelque chose qui m'échappait.

Comme s'il essayait de se calmer.

— Hyung...

Silence. Encore.

Ses ongles s'enfoncèrent dans le bois et il inspira profondément. Je crus pendant un instant qu'il allait se mettre à parler. Mais il n'en fit rien. Au lieu de ça, il se contenta de soupirer, comme si se taire était trop lourd, mais qu'il ne pouvait pas faire autrement.

Qu'est ce qui s'était passé ? J'avais beau repenser en boucle à cette scène, je ne comprenais rien. Une seconde Taehyung me souriait tendrement, l'instant d'après, il était terrorisé, et la main en sang.

— Allons nous coucher, répéta-t-il en me regardant enfin.

L'intonation de sa voix me frappa, et je plissai les paupières. Elle, si dure d'ordinaire, si assurée, sembla soudain terriblement fragile. C'en fut déroutant. J'avais la sensation qu'il avait dû lutter pour parvenir à prononcer ces mots, et qu'il espérait que je lise au travers.

Que je comprenne que ce n'était pas un ordre...

... mais une supplique.

Allons nous coucher s'il te plaît, je n'ai pas envie de parler. Voilà ce que ça disait.

Nos regards s'affrontèrent quelques instants, suffisamment longtemps pour que j'y décèle encore le voile de la peur ternir ses iris. De quoi était-il effrayé ? Qu'est-ce qui le mettait dans cet état ? C'était moi ? C'était ce que j'avais joué ? Ou était-ce autre chose qui n'avait rien à voir avec tout ça ?

PAPER HEART { tk } sous CONTRAT D'ÉDITIONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant