Eleanore

2.7K 109 13
                                    

Les gouttes d'eau ruissellent sur la vitre de la cantine, chaque perle glissant en une course silencieuse avant de s'écraser au bas du carreau. Depuis ce matin, la pluie a rafraîchi l'atmosphère, et pour une fois, je ne regrette pas d'avoir regardé la météo. En pantalon, je n'ai pas froid, ce qui m'apporte un confort presque inattendu dans cette journée morne.

Mon plateau est là, devant moi, mais je n'ai toujours pas touché à mon assiette. La faim m'a quittée aujourd'hui. Autour de moi, mes amis ne semblent pas s'en apercevoir : ils discutent, rient, déjà au dessert, leur bonne humeur indifférente à ma présence en bout de table.

Depuis quelque temps, je me mets toujours en retrait, préférant rester dans l'ombre pour éviter les regards insistants. C'est comme une barrière discrète que j'installe entre eux et moi, une distance que je creuse chaque jour un peu plus. Cela a commencé avec les disputes avec Aaron. Depuis, je ne veux plus qu'on me pose de questions, qu'on me regarde trop intensément, qu'on remarque quoi que ce soit.

Instinctivement, mes doigts jouent avec la bague dorée à mon annulaire droit, ce petit anneau qu'il m'a offert hier soir. Je ne sais pas encore quoi penser de ce geste. Est-ce un acte d'amour, ou bien une autre manœuvre pour me faire taire, pour m'aveugler ? Ce flou m'envahit, et j'ai du mal à croire que ce bijou puisse apaiser ce qu'il provoque en moi. Peut-être que, sur le long terme, je comprendrais mieux. Mais pour l'instant, cette bague est une énigme.

Ce matin, Aaron était déjà contrarié, tout ça parce que j'avais laissé mes cheveux au naturel. Je n'ai pas voulu les lisser, préférant dissimuler mon cou sous leur volume, faute de foulard, et le maquillage n'était pas suffisant. Il n'a même pas essayé de comprendre. J'ai tenté de lui expliquer, mais il a ignoré mes paroles, me laissant seule face à sa colère muette.

À quelques places de moi, il discute calmement avec Thomas, son air détendu contrastant cruellement avec la tension qu'il m'a laissée. Pas un regard pour moi depuis ce matin, que ce soit dans la voiture ou ici, à cette table. Il m'ignore complètement, et tout cela, pour une simple histoire de coiffure.

-Tu n'as rien mangé, Ely... constate discrètement Ilona, ma meilleure amie, en glissant un regard vers mon plateau.

-Ce n'est pas très bon..., dis-je en haussant les épaules.

-Je suis d'accord, mais tu n'as même pas touché à ton morceau de pain ni à ton dessert.

Ilona me connaît trop bien pour avaler mes mensonges. Ses yeux scrutent les miens, percevant sans doute ce que je cherche à dissimuler. Heureusement, elle n'insiste pas. Elle se contente de se verser un verre d'eau, mais je sens son regard toujours posé sur moi, et je détourne les yeux pour éviter qu'elle ne devine davantage. Elle pose brusquement son verre sur la table, haussant les sourcils d'un air soudainement enthousiaste.

-J'avais complètement oublié ! Je fais une petite fête chez moi dans deux semaines ! Je veux que tu sois superbe et que...

Sa voix s'éteint quand Aaron intervient, l'air irrité.

-Il est hors de question qu'elle vienne.

Je sens son regard se poser sur moi, froid et tranchant. Il tourne son verre d'eau entre ses doigts comme un verre de vin, mais son visage est fermé. Celui que j'ai devant moi n'est plus l'Aaron doux et attentionné de la veille ; il a déjà cédé la place à celui que je redoute.

-Pourquoi ? demande Ilona, un peu interloquée.

-Je ne veux pas qu'elle soit entourée de garçons, dit-il, le ton impérieux.

-Je resterai avec Ilona..., murmuré-je en baissant les yeux, comme pour apaiser les choses.

Il me coupe sèchement :

-Tais-toi. Tu n'iras pas, Eleanore. C'est tout.

-Aaron, tu es trop dur avec elle ! intervient Thomas, tentant de tempérer la situation.

-J'en ai rien à foutre, réplique Aaron, avec son ton glacial.

Blessée, je prends mon plateau rempli de nourriture à peine entamé et le dépose sur le chariot sans un mot. Je salue Ilona d'un signe de main et m'éloigne de la table, mes pas lourds. Avant de franchir la porte de la cantine, je jette un dernier regard vers lui : il ne me regarde pas, trop occupé à rire et discuter avec Thomas. Comme si je n'étais pas là. Encore une fois, il me laisse avec ce sentiment amer, cette impression de ne plus compter pour lui, de n'être qu'une ombre dans sa vie.

Je traverse les couloirs et entre dans les toilettes, où je m'adosse au mur, laissant enfin mes larmes couler. Mon cœur est si lourd. Ce mélange de tristesse et de frustration me submerge, et je suis envahie par un profond sentiment d'impuissance. Pourquoi suis-je devenue si vulnérable face à lui ? Pourquoi, alors que tant de filles autour de moi envieraient notre relation, suis-je ici à me sentir si seule ?

J'aimerais comprendre pourquoi Aaron est devenu si égoïste, si froid. J'ai entendu toutes ses excuses, ces mots qu'il m'a répétés à chaque fois qu'il a dérapé, mais aujourd'hui, ils sonnent faux. Je ne crois plus à ses justifications, ces phrases toutes faites qu'il me balance pour se justifier. Avoir peur, s'inquiéter pour moi, c'est normal, mais frapper, contrôler, enfermer ? Je ne peux plus continuer ainsi, et pourtant... mon cœur refuse de le quitter. Malgré la douleur, malgré les larmes, je l'aime encore.

Il y a des blessures qui ne se referment pas. Certaines nuits, je rêve de lui, de ces moments où nous étions bien ensemble, où tout était encore simple. Dans mes rêves, il redevient le Aaron tendre et aimant que j'ai connu au début, et alors, nous nous aimons comme si rien ne s'était passé. Mais ces rêves s'évanouissent au matin, ne laissant qu'un vide plus cruel encore.

J'essuie mes larmes, essayant de faire disparaître les traces qui marquent mon visage. Le miroir me renvoie mon image fatiguée, et je détourne les yeux. L'amour m'a rendu honteuse, aveugle à ce que je suis devenue. C'est comme si je n'arrivais plus à me reconnaître.

Il me reste encore un peu de temps avant le prochain cours. J'ai quatre heures d'anatomie cet après-midi avec monsieur O'Brien, et même une évaluation. Penser à lui me ramène à ce moment en colle, où il était si près de moi, bien trop près.

Arrivée devant la salle de classe, je remarque que la porte est déjà ouverte, et monsieur O'Brien est là, assis derrière son bureau, plongé dans des documents. Il a l'air concentré, et un détail attire mon attention : il s'est rasé. Sans sa barbe, son visage paraît plus jeune, plus marqué, comme mis en relief. Pour un professeur, il est plutôt... charmant.

Il ne m'a pas encore vue. Avec précaution, je toque légèrement à la porte, et il relève la tête. Retirant ses lunettes, il m'adresse un sourire surpris.

-Eleanore ? Vous êtes en avance, mais vous avez encore un peu de temps.

-Je n'avais rien d'autre à faire... Je vous dérange ? demandé-je timidement.

-Pas du tout, installez-vous, répond-il en me désignant une place.

Je me dirige vers ma place habituelle, soulagée de me retrouver ici, dans ce calme studieux. À ma grande surprise, monsieur O'Brien me hèle à nouveau.

-Eleanore. Puisque nous sommes seuls, j'aimerais discuter de votre travail, si vous avez un instant.

Il reste devant son bureau, les mains dans les poches, me regardant avec une expression sérieuse. Mon cœur s'accélère. Je pense savoir de quoi il veut parler. Peut-être a-t-il remarqué les marques sur mon cou, peut-être devine-t-il quelque chose. Mais à ma grande surprise, il poursuit d'un ton bienveillant :

-Je m'inquiète pour vous. Vous m'avez rendu une feuille blanche lors de votre dernier devoir, un travail relativement simple. Avant l'examen de cet après-midi, je voulais être sûr que tout va bien, et que vous vous en sortez.

À ces mots, je ressens une vague de soulagement. Il n'a rien dit sur mon cou, rien d'intrusif, rien qui ne force ma main. Je hoche la tête.

-Non, je n'ai aucune question, merci, dis-je, plus détendue.

Tears and memories Où les histoires vivent. Découvrez maintenant