Raphaël

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Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai eu l'idée de venir dans ce bar. Tout ici transpire la vulgarité, la bassesse d'une humanité dont je me suis toujours tenu éloigné. Une salle sombre, étouffante, où la lumière est filtrée par des néons agressifs et où la fumée des cigarettes s'accroche aux murs comme un mauvais souvenir. Tout ce que je déteste semble avoir pris place en ce lieu : des femmes qui dansent lascivement sous les yeux avides d'hommes qui n'en demandent pas plus pour se perdre dans des fantasmes immédiats et creux.

Le spectacle me met mal à l'aise. Il est vrai que je ne comprends pas comment ces femmes peuvent accepter de s'exposer ainsi. Pour moi, elles ne se respectent pas, même si certains diraient que je pense ainsi par hypocrisie ou par jugement de valeur. Quant aux hommes ici... s'ils n'avaient pas leur regard avide et insistant, peut-être que tout cela n'existerait pas. Je hausse les épaules et détourne le regard, réalisant que ce n'est pas mon rôle de juger les choix de chacun, même si j'ai parfois du mal à les comprendre.

Je commande un quatrième verre d'armagnac et le porte à mes lèvres, m'étonnant moi-même d'être encore conscient. Il y a quelque chose de presque ironique dans cette lucidité indésirable, qui me force à faire face à mes pensées les plus sombres. Mon esprit se tourne inévitablement vers Eleanore. Je me demande comment elle se sent, seule chez elle, si elle va bien. Sa soirée a pris une tournure étrange quand Aaron est apparu, visiblement irrité, et qu'il l'a entraînée brusquement en dehors de la fête. Une part de moi est troublée par cette scène, même si je sais qu'elle est forte, qu'elle saura se défendre... n'est-ce pas ?

La musique martèle mes oreilles, trop forte et trop rythmée pour mes goûts. J'aurais mieux fait de rester chez moi, à siroter mon armagnac tranquillement sur mon canapé. La fête s'est achevée plus tôt que prévu, et tout le monde s'est rué dans ce bar, comme si c'était la suite logique. Je regarde autour de moi, croisant des visages de jeunes que je connais bien, étudiants en quête de distractions rapides et futiles, se déchaînant comme pour oublier leurs responsabilités.

Dans la foule mouvante, mes yeux tombent sur un visage familier, et je fronce les sourcils. Aaron Walter. Sa présence ici me surprend. Non pas que je sois naïf au point de le croire parfait ou totalement dévoué à Eleanore, mais je n'avais pas imaginé le retrouver dans ce contexte précis. Une jeune femme que je ne reconnais pas, probablement une étudiante, se tient collée à lui, dansant contre lui et l'embrassant dans le cou. L'image me dérange plus que je ne l'aurais cru.

Je me rappelle leur départ de la fête, quelques heures plus tôt. Aaron avait fermement attrapé le poignet d'Eleanore pour l'entraîner dehors, et j'avais perçu une tension entre eux, quelque chose d'inquiétant. La voir partir ainsi avec lui m'avait fait un pincement au cœur. Maintenant, le voir ici, s'amusant avec une autre comme si de rien n'était, me fait grimacer d'un mépris que j'ai du mal à dissimuler, même pour moi-même.

Je vide mon verre d'un trait et laisse quelques pièces sur le comptoir avant de tourner les talons pour quitter cet endroit. Je n'ai pas envie de rester, et surtout, je n'ai pas envie de voir cet étalage de désinvolture. Mes pensées dérivent de nouveau vers la classe, et la perspective de retrouver mes élèves m'apporte un peu de réconfort. L'idée de voir leurs visages fatigués au matin, alors que j'ai déjà préparé un exercice stimulant pour eux, me tire un sourire.

***

Le lendemain matin, j'entre dans la salle de classe, et mes élèves sont déjà installés. Ils me saluent poliment, quelques-uns arborant des mines moins fraîches que d'habitude. La fatigue se lit sur leurs visages, et cela ne m'étonne pas. Ils ont beau venir d'une école privée, ils n'en restent pas moins des jeunes adultes, avides de libertés et de nuits blanches.

Je me tiens devant eux, allumant mon ordinateur pour vérifier les présences et faire l'appel. L'obligation administrative n'a rien de plaisant, mais elle est devenue presque une routine, comme un rituel qui introduit la journée. Après quelques formalités, je me tourne vers eux avec un sourire.

-Bonjour à tous. J'espère que vous n'êtes pas trop fatigués, car j'ai prévu un peu de travail pour vous aujourd'hui.

Quelques regards échangés, un mélange de soupirs et de sourires timides me répondent. J'ouvre mon sac et commence à sortir les copies.

-Je voudrais que l'on commence par une évaluation de vos connaissances de l'année dernière. Il n'y aura pas de notes, mais cela m'aidera à voir où vous en êtes. Cela me permettra aussi de programmer des heures de soutien pour ceux qui en auraient besoin.

Je passe dans les rangées, distribuant les feuilles. La plupart des élèves se mettent immédiatement au travail, et je me rends compte, en parcourant la salle du regard, qu'Eleanore est assise au fond, calme, mais un peu effacée. Je m'approche pour lui donner sa copie, et nos regards se croisent.

Il y a une sorte de détresse dissimulée dans ses yeux, quelque chose de presque imperceptible mais indéniablement présent. Je ne peux m'empêcher de remarquer le bandage autour de son poignet, en partie caché sous la manche de son pull. Mon esprit est instantanément ramené à la scène de la veille, quand Aaron lui avait saisi le poignet de façon brutale.

Je détourne mon regard, poursuivant ma distribution, mais une part de moi reste perturbée. Ce n'est pas mon rôle d'intervenir dans la vie privée de mes élèves, pourtant quelque chose chez Eleanore me pousse à vouloir en savoir plus. La blessure, ce regard, tout cela semble dessiner une histoire que je peine à comprendre.

Une fois les copies distribuées, je me replace devant eux, près de mon bureau.

-Vous pouvez prendre votre temps pour ce petit test, et me le rendre demain. Ensuite, j'aimerais que l'on travaille par binômes pour une autre activité.

Un léger murmure s'élève. Certains se montrent enthousiastes, d'autres moins. J'appelle les noms des binômes que j'ai formés, veillant à varier les groupes pour les sortir de leurs habitudes. Les réactions sont partagées, et je termine par mon duo favori.

-Eleanore et Tyler.

Les yeux de la jeune femme se posent immédiatement sur moi, perçants et implorants. Son regard m'étonne. Est-ce donc si terrible de travailler avec Tyler ? Il est pourtant sérieux et compétent. Elle baisse finalement les yeux, presque résignée, et s'installe avec lui. Une tension légère s'installe, mais je garde une expression neutre.

Je distribue les sujets de travail, chacun conçu pour pousser les étudiants à explorer leurs connaissances de manière autonome. Lorsque Eleanrore et Tyler s'approchent pour recevoir le leur, je me penche et j'examine leur question.

-L'infectiologie, annonce-je. Vous avez de la chance, c'est un sujet assez simple.

-Parfois, ce sont les sujets simples qui se révèlent les plus complexes, répond Tyler avec un sourire en coin.

Je le regarde, amusé par sa réplique.

-C'est vrai, vous avez raison. À vous de jouer maintenant.

Les élèves se dispersent pour commencer à travailler, discutant à voix basse avec leurs partenaires. Je note distraitement quelques idées dans mon carnet pour les prochains cours, mais mon regard se tourne de temps en temps vers Eleanore. Elle semble ailleurs, son esprit à des kilomètres de la salle de classe, et j'imagine que la scène de la veille doit peser lourd sur ses pensées.

Tyler revient, un bout de papier à la main, et j'aperçois un sourire apaisé sur son visage. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me rassure. Peut-être que ce binôme forcé pourrait finalement amener Eleanore à s'ouvrir un peu plus. Peut-être même, avec le temps, parviendra-t-elle à me parler, à me confier ce qui semble la ronger.

Les murmures dans la salle se fondent en un bourdonnement apaisant, et je m'installe pour surveiller le déroulement des travaux. La lumière du matin filtre par les fenêtres, baignant la salle dans une douceur qui contraste avec la noirceur de mes pensées. À travers le regard de mes élèves, l'innocence de leur jeunesse, je me prends à espérer qu'Eleanore puisse trouver une forme de paix, loin des ombres qui semblent la suivre.

Tears and memories Où les histoires vivent. Découvrez maintenant