Il fait froid, étrangement froid pour une soirée de fin d'été. Aaron a réglé la climatisation de la voiture à une température polaire, bien qu'il fasse à peine vingt degrés dehors. Cette soirée qui avait pourtant bien commencé s'est envenimée en un clin d'œil. Dix minutes, c'est tout ce qu'il aura fallu avant qu'Aaron ne s'énerve, sans réelle raison, comme les fois précédentes. Cette colère, je la connais désormais trop bien. Elle surgit de nulle part, imprévisible, déstabilisant chaque instant de notre quotidien.
Je jette un regard à mon poignet, et la marque est là, indéniable. Un large point rouge cerclé de la forme d'une main. L'empreinte de sa colère. Je sais que ce n'est qu'un début, que cela pourrait empirer, et je fais de mon mieux pour ne rien laisser transparaître sur mon visage. Monsieur O'Brien n'avait pas besoin de voir ce qui se cachait derrière cette façade ; je ne veux pas compliquer davantage ma situation avec Aaron.
À mes côtés, il conduit en silence, ses doigts serrés autour du volant, concentré uniquement sur la route. Il tire longuement sur sa cigarette, remplissant l'habitacle d'une fumée épaisse et âcre qui sature l'air. L'odeur m'incommode, me fait presque suffoquer, mais je n'ose rien dire. Les fenêtres restent obstinément fermées, et la fumée s'accumule, me piquant les yeux et la gorge. Lui demander d'aérer serait prendre un risque. La tension est palpable, prête à exploser au moindre faux pas.
Je baisse les yeux vers ma robe. Il y a une heure à peine, elle était impeccable, longue et sobre, frôlant mes chevilles avec élégance. Désormais, elle est déchirée, remontant maladroitement au-dessus de mes genoux, comme un costume de sorcière dépenaillée, et moi, je me sens brisée à l'intérieur, à l'image de ce tissu effiloché. Aaron jette un bref regard dans ma direction, son expression dure et méprisante, et sa voix résonne, glaçante :
-Tu n'as pas compris ce que je t'ai dit la dernière fois ?
-Je... je suis désolée, murmuré-je.
Mon excuse reste suspendue dans l'air, inefficace, et je sais qu'elle ne fera que nourrir son ressentiment.
-Sérieusement, Eleanore ? Tu crois qu'un "désolé" suffit ? Qu'est-ce que tu penses, que ça va effacer ce que tu as fait ?
Je frémis à son ton, me repliant sur moi-même. La voiture s'arrête brusquement devant notre immeuble, et sans un mot, Aaron coupe le moteur, claque sa portière et vient me rejoindre. Avant même que je n'aie eu le temps de sortir, il ouvre ma portière, me tire violemment par le poignet blessé, et me traîne derrière lui. Je ne lutte pas, de peur d'empirer les choses.
Dans l'appartement, il me lâche sans ménagement. Je perds l'équilibre et tombe au sol, sous son regard froid. Il se baisse, accroupi face à moi, un sourire narquois déformant son visage.
-Je vais retourner à la fête, moi. M'amuser un peu. Toi, tu restes ici. Peut-être que ça te fera réfléchir à deux fois avant de faire des erreurs.
Je le regarde, incrédule.
-Pourquoi... ? Pourquoi tu fais ça ?
-Pourquoi ? Parce que je tiens à toi. Je fais tout ça pour te protéger, Ely. Je ne veux pas qu'on te blesse, comme ce qui est arrivé à ma sœur. Toi, tu m'appartiens. Personne d'autre n'a le droit de t'approcher.
Il se penche, sa main plonge dans mon sac, et il en sort mes clés. Il les agite sous mes yeux avant de les ranger dans sa poche.
-Je garde ça. Comme ça, pas de tentation de partir. Je reviens vite, promis, murmure-t-il avant de déposer un baiser glacé sur mon front. Il se relève, sort de l'appartement, et verrouille la porte de l'extérieur.
Le bruit de ses pas s'éloigne dans le couloir, laissant derrière lui un silence lourd, presque oppressant. Encore une fois, je me retrouve seule, prisonnière de ce qu'il appelle "sa protection", alors que tout cela ne fait qu'envenimer ma propre solitude. J'ai essayé de lui faire confiance, j'ai vraiment essayé, mais chaque jour, cette confiance s'effrite davantage, laissant place à la peur et au doute.
Je glisse un regard vers l'horloge accrochée au mur du salon : il n'est que vingt-et-une heure passée. La nuit sera longue, je le sens. J'aimerais m'allonger, essayer de dormir, mais l'idée même de m'abandonner au sommeil me terrifie. Alors, je reste là, assise au sol, le regard perdu, fixant un point invisible dans l'obscurité.
Les souvenirs de la soirée tournent en boucle dans ma tête. Les moments passés avec Monsieur O'Brien dehors, loin du tumulte de la fête. La soudaine apparition d'Aaron, son regard noir, et la poigne brutale avec laquelle il m'a saisie devant lui. Je repense à l'expression de Monsieur O'Brien, à son froncement de sourcils lorsqu'il a vu Aaron me tirer sans douceur. Il a tout remarqué, j'en suis certaine, et cette idée me dérange plus que je ne saurais l'admettre.
Je m'oblige à bouger, à m'arracher à cette torpeur qui me gagne. Je me dirige vers le salon et m'affale sur le canapé. J'allume la télévision et fais défiler les chaînes, sans vraiment prêter attention aux programmes qui défilent devant mes yeux. Rien n'y fait, aucune image, aucun son n'arrive à chasser la sensation de malaise qui s'insinue au plus profond de moi.
Je regarde mon téléphone, un instant tentée d'écrire à quelqu'un, n'importe qui. Mais à qui ? Aaron veille toujours à ce que mes interactions soient limitées, contrôlées. Les amis que j'avais autrefois, les contacts que j'aurais pu appeler pour me confier ou demander de l'aide, se sont éloignés, peu à peu, sous le regard inquisiteur d'Aaron.
En désespoir de cause, j'ouvre les réseaux sociaux. Une distraction, peut-être, pour oublier ce soir et m'oublier un peu moi-même. Je fais défiler les photos de ses amis, cherchant malgré moi des indices, une confirmation que ce qu'il m'a dit est vrai. Mais je ne trouve rien, aucune trace de lui. Mon esprit se perd en conjectures, hésitant entre croire qu'il est réellement là-bas, avec eux, ou admettre la possibilité qu'il me mente.
Mes pensées vagabondent, et avant même de m'en rendre compte, mes yeux se brouillent. Une larme, puis une autre, sans que je sache réellement pourquoi. Le poids de cette relation, des non-dits, et surtout de cette soirée, tout cela m'accable, me submerge.
L'image d'Aaron tel qu'il était, il y a des mois, me revient en mémoire. Lui, effondré, la voix brisée, lorsqu'il a appris que sa sœur s'était suicidée. Ce soir-là, il n'était plus le garçon confiant et dominateur que j'avais connu. Il était vulnérable, dévasté, les yeux rouges de chagrin et de culpabilité. C'était cette culpabilité qui l'avait transformé, durci. Dans un murmure, il m'avait dit : « Si je l'avais crue... elle serait encore là. »
Depuis ce soir-là, tout a changé. Il a changé. Un mur s'est dressé entre nous, fait de méfiance, de peur et de possessivité. Il me surveille, contrôle mes moindres faits et gestes, et j'ai parfois l'impression qu'il ne me voit plus vraiment. Ce qu'il voit, c'est un reflet de sa sœur, un fantôme qu'il s'efforce de garder à tout prix.
Les heures s'écoulent, et il n'est toujours pas rentré. Minuit passé, je lutte pour ne pas m'endormir, et l'angoisse monte. Aaron n'a jamais été aussi tardif. J'ai essayé de l'appeler, plusieurs fois, mais il ne répond pas. Je scrute la rue par la fenêtre, espérant voir sa voiture apparaître à chaque lueur de phares, mais rien.
Je commence à envisager d'appeler l'un de ses amis, ou même de sortir pour le chercher, lorsqu'enfin la porte s'ouvre brusquement. Aaron entre, chancelant, une bouteille de vin à la main. Ses yeux sont rouges, emplis d'une tristesse sourde et insoutenable. Il s'effondre, presque, son dos contre le mur, et fond en larmes sans un mot.
Je m'approche, hésitante. Je voudrais le prendre dans mes bras, apaiser sa douleur, mais il me repousse d'un geste brusque, m'envoyant au sol. Son regard est perdu, fixé dans le vide, tandis que le vin se répand autour de lui, tachant le parquet, et que sa main, coupée, saigne lentement.
-Si je l'avais crue... Elle serait encore là...
Ces mots sont murmurés, à peine audibles, comme un écho de son propre désespoir. Je reste là, impuissante, à quelques pas de lui. Ce soir-là, je comprends. Je comprends que la douleur d'Aaron, qui l'a rendu si violent, est née de cette culpabilité qui le ronge et le pousse à vouloir me posséder, à tout prix. Je suis à la fois son ancre et sa prison, et lui, il est devenu le poids qui me retient dans cet abîme.
Et tandis qu'il sombre dans le sommeil, dans l'ombre d'une peine impossible à consoler, je me retrouve à nouveau seule.
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Tears and memories
RomanceLe silence, c'est tout ce qui résonne dans l'esprit d'Eleanore Davies. Aux yeux du monde, elle est la jeune fille parfaite : belle, intelligente, et amoureuse. Mais derrière cette façade lisse se cache une vérité bien plus sombre. Eleanore joue un r...