Livre Cinquième : La clé de l'Héritage. Chapitre 1.

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(Et yoh. De retour, tel la team rocket avec un luth. )

 Courir. Courir à en perdre haleine.
Les tunnels passent, aussi rapidement que des rêves. Antiques colonnades et statues à l'éclat divin disparaissant dans le brouillard effréné de cette course qui floute les contours des splendeurs que le frère et la soeur traversent sans un regard.
Concentrés vers leur destination.
Dans une cascade de manteaux flottants et de lourdes boucles traînant dans leur sillage, passent les salles ornées et les sols de marbre qui ne résonnent que de l'éclat de leurs semelles.
Tap tap tap tap tap...
Tambourinant comme les cœurs se fracassant furieusement dans leurs poitrines.

Ils se rapprochent de la Cour.
Nightingale ne peut courir plus vite, pas plus que Comet qui ne lui cède pas d'un pouce. Leurs membres leurs font mal, leurs jambes sont en feu, mais... la Garde. La Garde dont le défilé de sombre augure serpentait autour de la cathédrale.
Les Casaques étaient en route. Ils doivent apprendre pourquoi. Leur instinct les poussant en avant.

Ils se rapprochent, virage après virage, longs boyaux après salles immenses. Ils se rapprochent.
Après leur cavalcade le long du Coeur, l'atrium sous la grand'place d'Estel est proche.
Des bruits.
Ils se jettent un regard.
Des bruits au loin, en provenance de leur destination. Mais rien à voir avec le brouhaha paisible comme une marée montante provenant habituellement de la Cour.
Ces bruits sont distordus, inquiétants. Des éclats de voix aux accents d'urgence, mais aucune douce rumeur en provenance des ateliers pourtant si proches...
Le Ménestrel sent la pression sur sa gorge augmenter en même temps qu'une froide panique lui griffe le dos de ses serres.
Les cris leurs parviennent à présent par dessus leur course. Des pleurs, lointains. Des appels.

Comet attrape la main de son frère, l'entraînant encore plus vite, plus vite, ils doivent savoir, doivent comprendre ce qui...
"Pas plus loin!"
Avant de déboucher à la sortie du boyau qu'ils ont emprunté, au détour d'un couloir, Plusieurs Crimsons et ThreeSix, mousquet au point, épée au clair, leur bloquent le passage.

"Et depuis quand dois-je quémander l'entrée de ma propre demeure!" S'insurge Nightingale, prêt à repousser les soldats. De force, s'il le faut.
"Les ordres du chef Samson sont clairs," reprend le Crimsons qui se tient devant eux, "nous ne pouvons laisser personne entrer sans vérifier leur identité au..."
Comet attrape le col du manteau de son frère, et l'agite, la broche de Wander brillant à la lumière.
"Et qui croyez-vous que l'on soit?!" demande-t-elle. "Des vendeurs à la sauvette?!"
"Laisse," indique un des ThreeSix, "tu vois bien que c'est Nightingale et la Princesse. Fais pas l'idiot. Fais les rentrer."
"Hurm..." le Crimsons toussote pour garder contenance. "Mais je vous préviens... C'est pas joli joli ce qu'il se passe là-bas."
Son collègue lui balance une calotte bien placée.
"Mais t'es pas con toi! Un peu de tact, bon sang de cul-de-trottoir." Puis il secoue la tête, désolé, et s'incline légèrement vers les deux Dellmers. "Vous pouvez y aller. Majestées. Bonne chance."

Le ton qu'il adopte, son air triste en les observant, plus encore que le concert de cris encore étouffés par la distance qui arrive encore et encore de l'atrium, les pousse en avant encore plus vite.
Un couloir, deux...
Puis ils s'arrêtent net. Leur jambes refusant d'avancer. Bloqués par cette partie animale dans leur cerveau qui se recroqueville en feulant.

Des corps.
Étalés dans les couloirs. Sans ordre. Projetés les uns sur les autres. Des corps distordus, dans des marres de sang et d'entrailles. Des corps troués, éclatés par les balles, tranchés par des lames qui gisent dans les mains de Gardes dont les dépouilles se mêlent aux Dellmers, aux Ménestrels, aux voleurs...
Les visages qui n'ont pas été réduits en hideux amas de chair sont figés dans l'horreur de leurs derniers instants.
Ils ont souffert. Tous.
La mort est habituellement sale... La leur a été pire.

Nightingale étouffe un haut le cœur, plaquant la manche de son manteau sur sa bouche. Son corps refuse ce que ses yeux lui montrent.
La vision est déjà terrible, mais l'odeur... L'odeur qui monte de cette charpie d'être humains dépasse tout ce qu'il a déjà pu sentir, même en prison...
"Viens, vite!" le presse Comet, le poussant vers le brouhaha de plus en plus proche.

Elle est aussi blanche que lui, et il lui faut une seconde pour se remettre mais il s'élance à nouveau, prenant garde à ne marcher sur aucun corps que quelques ThreeSix commencent déjà à ramasser. Les yeux du Ménestrel ne peuvent s'empêcher de parcourir la foule des macchabés, espérant ne trouver aucun de ses proches parmis la tuerie.
Mais bien que sa poitrine se serre en reconnaissant certaines personnes qu'il a pu côtoyer, il a beau chercher, aucun visage ne lui rappelle...
"Non!"

Il lâche la main de Comet, s'élançant vers une silhouette aux tempes grisonnantes, enroulée dans un manteau qu'il connaît bien.
Vomissant presque quand la bouillie épaisse du sang en train de coaguler lui éclabousse les doigts, il retourne le corps.
"Altin..."
"Oh bon sang..." Comet, derrière lui, étouffe un cri d'effroi.
Les yeux d'Altin sont ouverts sur une humeur opaque, et sa gorge, tranchée net, laisse pendre sa tête en arrière d'une manière grotesque.

Night respire lourdement. Son esprit incapable de fonctionner normalement face à la mort de celui avec qui il a partagé son apprentissage, la scène, et parfois plus qu'une amitié de façade.
Cette marionnette désarticulée dans ses bras n'a rien à voir avec l'être provocateur et trop doué qu'était Altin...
Night connaît la mort, il l'a déjà vu de près. Basse Fosse lui a fourni plus de souvenirs de corps froids qu'il ne pourrait en compter. Mais jamais en aussi grande quantité, jamais comme comme ça...
Le Ménestrel se force à surmonter son état de choc. Redémarrant les faisceaux dessoudés de son cerveau à grands coups de volonté pure.
Il n'y a rien qu'il puisse faire pour son ami désormais... Et le pire reste probablement encore à découvrir.
L'atrium n'est plus qu'à un tournant de couloir. Nightingale se redresse, et prend par la main Comet, l'entraînant avec lui. Jusqu'au cœur de la Cour.

Les plus fiévreux des cauchemars ne pourraient pas décrire cette sensation de vide et de violence face à la vision d'un tel charnier.
C'est pire encore, cent fois, mille fois pire, que dans les couloirs.
La mort suinte de chaque interstice, chaque dalle, pierre et pavé. Elle empuantit l'atmosphère autant que les cris de désespoir de ceux qui pleurent sur les défunts au milieu des décombres d'un marché renversé dont on ne voit pas le centre, ceinturé d'une foule épaisse et dépenaillée. Aux yeux hagards.
Nul n'a été épargné. Vieux, jeunes... Ceux qui pourrissent au milieu des soldats, n'en étaient pas. Leurs simples armes de fortune en témoignent. Juste des gens. De simples personnes...
Surpris chez eux...
Des corps que les ThreeSix ramassent, le visage grave.
Comment... Nightingale ne comprend pas. Comment la Garde a-t-elle pu arriver ici?

"Écoute..." Comet, s'approchant avec précaution du marché, parcourue de frissons d'horreur, lui fait tendre l'oreille.
Le Ménestrel échange un nouveau regard avec sa sœur. Ils reconnaissent ces voix qui crient plus que les autres, passant par-dessus le tumulte des complaintes éplorées. Merv... et Trisha?
Tirés par le fil d'une incertitude toujours plus vorace et la peur de ce qu'ils vont encore trouver, ils s'avancent, essayant de ne pas porter pour le moment trop d'attention à ces éplorés hurlant la fin de leurs bonheurs sur les dépouilles de leurs êtres aimés, ils s'avancent vers le centre du marché, vers le trône.

"Night! Comet! Oh par la toute mère, par la Miséricordieuse vous êtes là!"
Le Ménestrel a à peine le temps de se retourner qu'il reçoit Muse dans ses bras. Elle le serre contre elle, frénétiquement, lui palpant le visage, tentant de s'assurer qu'il va bien.
Nightingale ne peut rien dire pour la rassurer. Mais il n'a pas le temps de lui poser de questions qu'Emyl arrive à son tour. En piteux état.
Boitant légèrement, et recouvert d'un sang qui ne semble pas être le sien par-dessus ses bandages à demi-défaits et ses vêtements enfilés à la va-vite. Il s'avance, comme à regrets, son visage exprimant un abattement inhabituel pour son tempérament collecté même dans les pires situations.

"Muse," Comet prend la Ménestrelle par les épaules. "Que s'est-il passé ici?"
Muse secoue la tête, sa respiration devenant hachée. Tandis qu'elle commence à parler, elle se tord les mains, incapable de s'en empêcher.
"Nous étions... Nous étions chez toi, avec Wander, et tout à coup... Les cris, les... Les gens ont commencé à courir, et les Gardes... Les Casaques ils sont entrés... Ils ont.... On a pas pu sortir, c'est... On entendait les combats, ils avaient des mousquets, et..."
Elle suffoque presque, son petit visage froissé par la panique et le chagrin, mais peine à continuer, s'accrochant aux bras de Nightingale qui ne peut que la serrer contre lui, frottant doucement le duvet sur son crâne.
"Respire...." lui souffle-t-il, incapable de la pousser plus loin et de lui infliger la cruauté de revivre ça.

"Les Casaques nous ont surpris." Emyl s'avance, posant une main sur l'épaule de Muse, gardant ses yeux baissés. "Ils sont sortis des tunnels tout autour de la Cour, en parfaite coordination. Éliminant certainement les vigies avant qu'elles ne puissent donner l'alerte. Nous nous sommes rapidement fait déborder. S'enfuir a été difficile. La défense a fait ce qu'elle a pu... Assez pour permettre à certains de s'échapper."
"Qui?" demande Night, essayant de happer son regard. "Qui s'est échappé? Et pourquoi tous ces hurlements? Que se passe-t-il, là-bas, derrière?"
Les cris d'une violente dispute, les voix de Trisha et Merv passent par-dessus la cacophonie qui engloutit le lieu. La foule mal en point invective quelqu'un, quelque chose, c'est le chaos.

L'arrivée d'Helen et de Luke dispense le sabreur de répondre. Le géant à la faux et la Dame Blanche fendent la foule, droit sur eux. Dans leur sillage, traîne Krit, un bébé dans les bras.
"Bon sang... Gibier de potence, tu as une chance insolente... Et toi aussi, Princesse, vous seriez arrivés il y a un quart d'heure..."
Helen semble gravement blessée à la cuisse. Un garrot de fortune serré près de son aine, le cuir blanc de son pantalon est souillé des traces humides de son sang encore frais.
Elle serre Night dans ses bras brièvement, tandis que Luke se contente de bourrades dans le dos pour le frère et la sœur. Sur les poils des deux loups qui l'accompagnent, de grandes tâches brunâtres.
"Et toi donc!" répond le Ménestrel à son amie, soulagé de la voir tenir, bon gré mal gré, sur ses deux jambes.
Muse, autour des épaules de qui Emyl a passé un bras, essuie ses yeux comme elle le peut. Les loups de son Maître gémissant à ses pieds.

Night se tourne vers Krit.
La vision de ce trop jeune adolescent, portant cet enfant, marchant au milieu des morts, des corps des voleurs qui l'ont vu grandir et de ceux qui portent le manteau de sa Guilde, lui déchire les entrailles.
Il s'agenouille, et l'attire vers lui.
Comme s'il n'attendait plus que ce moment pour s'effondrer, Krit éclate en sanglots contre son épaule. S'accrochant à lui autant qu'il le peut.
"C'est le petit de Trisha..." remarque alors Comet, elle aussi penchée sur lui. "Pourquoi est-ce qu'elle te l'a confié?"
"Où sont les autres?" demande le Ménestrel, amenant le visage de son apprenti à la hauteur du sien. "Krit, où sont les autres? Ton frère? Wander? Copper? Où sont-ils?"

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant