La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : Enora

Chapitre 4 : Sous le voile, des secrets.

(je pense que ce chapitre est le plus court du livre, mais ces étapes  ne doivent pas être ratées.) 
(et puis, j'adore écrire les tribulations d'Enora.) 

 La procession nuptiale quittant le manoir Langley est de loin la plus belle, la plus somptueuse que l'on ait pu admirer à Hillmoore depuis bien longtemps.
La mariée, un immense bouquet tenue dans ses deux mains jointes, se déplace lentement dans sa volumineuse robe de joyaux étincelants, son long voile émeraude couvrant son visage jusqu'à sa poitrine, ses longues tresses ornées de satin savamment arrangée en une lourde natte battant ses reins.
Venant derrière elle, à pas comptés, ses suivants. Ses gens d'honneur.
Femmes et hommes, eux aussi bouquets en mains, revêtus de tuniques couleur de jade tendre. Leurs visages ont été peints de blanc pour rappeler la pureté de cette union sacrée, comme le veut la coutume. Sur leurs joues, leurs lèvres et sous leurs yeux, quelques points tracés d'une teinte olive rappellent encore et toujours le blason des Langleys.

Les yeux baissés par modestie face à la solennité de cette journée, ils suivent la mariée jusqu'à une cohorte de luxueuses calèches alignées devant le portail.
Somptueuses berlines d'acajou rehaussé d'or auxquelles sont attelées de puissants chevaux à la robe d'ébène.
La mariée se dirige vers le véhicule le plus éloigné. Elle sera la dernière à apparaître. Lors d'une telle cérémonie, il est important de ménager ses effets...
Chaque geste est ritualisé, chaque pas soigneusement cadencé, même ici, dans la demeure familiale, alors qu'ils sont encore loin de la cathédrale. La cérémonie a débuté, au yeux des domestiques tout du moins, et des soldats qui surveillent l'embarquement avec soin.

Et quels soldats...
Des Gardes Jaunes, aux casaques fraichement brossée et aux armures rutilantes.
Eux aussi prennent grand soin à ce qu'aucun frémissement de leur part ne viennent déranger cette procession. Par respect du protocole, peut-être... Ou par peur de celle qui les commande.
En effet, d'un œil aussi froid qu'acéré, c'est Alcestia qui supervise l'embarquement du cortège nuptial.
Sous son chapeau, elle scrute chaque mouvement de la mariée, le moindre geste de ses suivants.
Enora se retient de déglutir.
Tout cela lui donne l'impression que ce n'est pas vers un temple qu'on les emmène, mais qu'on les charge tout droit vers le bagne. Douloureuse sensation de déjà-vu qui ne lui plaît guère.

Accompagnée de quatre de ses plus proches suivantes, la mariée pénètre enfin dans sa calèche. Il faut l'aider pour y monter tant son encombrante vêture restreint ses mouvements.
Cette robe d'un autre âge aurait pu figurer sans déparer dans un tableau d'époque de l'Ancien Royaume.
Une fois installée dans le véhicule, Enora resserre ses mains sur le gros bouquet qu'elle tient, et dans lequel elle a caché son couteau. Elle sent le manche de corne au milieu des tiges fraîches.
Cela la rassure.

C'est à Tally qu'il revient d'accompagner la mariée lors de ce dernier voyage de célibataire.
Enora se mord l'intérieur de la bouche. Évidemment que la Lady s'en mêlera jusqu'au dernier instant. Cette punaise a élu domicile à l'intérieur de sa chaussure depuis trop de temps, elle ne sera pas fâchée d'en être délivrée, d'une manière ou d'une autre...

Tally s'apprête à monter sur le marchepied de la calèche, mais elle est arrêtée par Alcestia.
"Un mot, ma Lady..." réclame la Maréchale, d'un ton qui laisse percer une certaine urgence.
Enora tend immédiatement l'oreille, essayant de ne pas afficher son intérêt.
"Faites vite," répond sèchement la Lady, "nous ne pouvons nous mettre en retard."
La soldate baisse d'un ton, mais Enora arrive à saisir quelques mots.
"Nouvelles de Demi-Terre... Soldats... Incendie..."
Cela semble happer l'intérêt de Tally qui s'éloigne prestement avec Alcestia, laissant à son époux la place de monter dans le véhicule.
Le cœur d'Enora bat dans sa poitrine. Cela a commencé. N'est-ce pas? Cela a commencé, en Bas?

Elle regarde d'un œil distrait Philippe Langley prendre place entre deux suivants, gratifiant la mariée d'un sourire.
"Allons, ma nièce," lui dit-il d'un ton qui se veut sans doute rassurant. "Je sais que cette expérience doit être intimidante, mais ne t'en fais donc pas. Contente toi de suivre le mouvement, et cela sera fini plus vite que tu ne le penses. Je sais ton dégoût des grands rassemblements, mais hauts-les-coeurs, tu pourras bientôt régner sur ton propre domaine. N'est-ce pas un motif de réjouissance?"

Lui aussi porte un beau costume d'un somptueux vert forêt, a soigneusement fait reluire les boutons de son col, les dorures de sa ceinture... Pourtant Enora le plains.
Un rat dans une souricière. Magnifique et bien apprêté, mais un rat tout de même. Filant droit dans la gueule du chat qui s'apprête à le gober.

Comprenant suite au lourd silence planant dans la calèche qu'il n'obtiendrait pas de réponse, il se contente de saisir la main gantée de la mariée et de la tapoter maladroitement.
Pauvre étreinte vaguement paternelle qui fait peine à voir.
Parfois, la PrésiDuchesse est heureuse que son père n'ait pas vécu. Lui qui tenait son frère en haute estime aurait eu trop de chagrin de le voir si diminué.
Mais le voile nuptial ne bouge pas du visage de la promise qui le toise. Il ne mérite pas qu'elle lui adresse même la parole.

Tally vient finalement les rejoindre, mettant fin au malaise quasi palpable qui fait toussoter les suivants gênés.
Mais Enora ne peut s'empêcher de remarquer, à sa grande horreur, qu'une multitude de nouveaux Gardes Jaunes, sortis d'on ne sait où, viennent se placer des deux côtés de la file de calèches, fusil au clair, en ordre de marche.
Enora sent son estomac s'enfoncer plus loin dans son ventre. Cela n'était pas prévu. Pas prévu du tout. Elle tente de faire refluer la panique qui grimpe en flèche jusqu'à ses poumons pour écouter la conversation alors que les véhicules se mettent doucement à avancer.

"Qu'est-ce qui justifie cette escorte, très chère?" demande l'Oncle Langley.
"Une simple précaution," répond la Lady, avec une moue répugnante de fausse innocence, prenant sa main en une douceur feinte. "Les Gardes nous accompagneront jusqu'au temple. La foule s'agite en ville, et nous ne voulons prendre aucun risque en ce jour de fête, n'est-ce pas?"
"Sans doute, sans doute..." soupire son époux, très visiblement ennuyé, mais peu désireux de pousser plus loin la question, au grand désespoir d'Enora. Il n'y a que la cérémonie qui intéresse Philippe Langley. Et probablement le banquet prévu ce soir...

"Ne soyez pas bougon..." Tally papillonne des cils pour le dérider. "Avec les incendies que nous avons dû éteindre cette semaine, mieux vaut une précaution supplémentaire. Laissons la ville Basse s'agiter et nos Gardes nous protéger de leurs mouvements d'humeur. Et profitons de la gloire de nos familles. Nous l'avons si durement gagné..."
L'Oncle Langley lui accorde finalement un sourire un peu fatigué.
"Je fais confiance à votre jugement, Julia. Vous avez si bien su nous éviter les ennuis jusque là."
"Ne vous en faites pas..." Le serpent resserre sa main froide sur celle de sa proie. "Avec moi, rien ne peut plus vous arriver..."

Les cahots du véhicule dissimulent les tressaillements nerveux d'Enora, ses jointures pâlissant sur son bouquet.
Le temple était censé être surveillé, armé et prêt à se défendre, mais pas à ce point...
Helen et Nightingale vont droit vers une bien sinistre surprise. Il est trop tard pour les prévenir...
Peut-être que les domestiques pourront-ils leur faire savoir que la situation a évolué?

Passant sa main sur le manche de son couteau, La PrésiDuchesse risque un coup d'œil par la fenêtre.
Devant eux se dressent les hautes murailles de l'Iris.
Le sommet du monde.
Mais c'est vers le Bas de la ville que son cœur se tend.
De l'autre côté du fleuve.
Là où les braises d'Hillmoore sont en passe de se changer en brasier.

(grosse bagarre au prochain chapitre, plus le temps de niaiser comme on dit au pays du  sirop d'Érable.)