Chapitre 23 : Le premier jour d'une éternité.

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(Pour ce chapitre, je vous donne la chanson qui est pour moi le  thème de Nightinghost. )
(Cela dit: heavy smut. HEAVY. voilà.) 
(bon j'imagine que si vous en êtes là c'est que ça ne vous défrise plus vraiment.) 



 Ghost ouvre à la volée la porte branlante du restaurant, le souffle court.
Il s'attendait à tout. Un spectacle de dévastation semblable à celui du dehors, à trouver le lieu ravagé, pillé peut-être...
Mais pas à interrompre Emyl, accoudé contre le bar, un verre d'une liqueur quelconque entamé devant lui, en grande discussion avec les deux restaurateurs.
Le sabreur tourne vers le voleur son visage stoïque, alors que Mémé est déjà sur lui, l'attirant à l'intérieur avec empressement.

"Hé ben p'tit gars!" Elle l'attrape par sa chemise. "Te voilà, diable! On avait s'te peur que tu nous r'vienne pas, avec l'Pépé! Oh, t'es là, le gamin!" Elle prend sans cérémonie BlackBird dans ses bras, pour le poser devant le comptoir comme un ballot de linge. "Et tu nous a ram'né des amis. Oh. C'est pas ce bon Joy!"
"Salut Mémé," répond le barman, avec un clin d'œil.
" Et une nouvelle Ménestrelle... Oh non! Je vous connais, vous. Z'étiez pas Maîtresse d'la Guilde dans le temps, par dieux? Pépé! Donne z'y des grogs, à tout s'te monde. Tu vois ben qu'y z'ont l'air d'êt' passés sous une carriole d'la Garde!"
"Si fait, si fait!" Rit le vieux, son éternel mégot au coin des lèvres. "Laisse-les don' respirer, les pauv' boug'. Z'ont eu une sacré journée!"
"Tata, vieux machin. Dis-voir, gamin, y veulent pas un tit os et une gamelle tes bestiaux? Y z'ont pas l'air ben gaillards!"

Ghost se laisse faire par cette tornade en jupons, qui l'époussette à la manière d'un vieux meuble, avant de se reprendre, et de leur accorder à chacun le plus gros câlin qu'il se soit autorisé avec quelqu'un d'autre que ses amis.
Trop content de les retrouver en vie, et en bonne santé. Insubmersibles comme d'antiques rocs pris dans la vase de la jetée.
"Toi aussi tu nous a manqué, p'tiot!" S'exclame Pépé, lui accordant une bourrade, tandis que son frère se laisse choyer par Mémé, et que les deux loups reçoivent quelques restes avec force jappements de reconnaissance.

Mais cet instant de confusion et de bonheur passé, tandis que Jay s'attache à raconter succinctement les combats à ces deux aimables restaurateurs qui ont prudemment défendu leur quartier contre les Casaques sans trop risquer leurs vies en première ligne, Ghost s'approche d'Emyl, qui lui lève son verre.
"À ta santé, voleur..."
"Je suis heureux de te revoir," lui lance Ghost, ne sachant pas trop comment se comporter en sa présence, soulagé quand le sabreur lui tapote l'épaule avec un brin de maladresse.
"Mais..." continue le voleur. "Qu'est-ce que tu fais là... Comment... L'Iris n'est pas fermé? Qu'est-ce qu'il s'est passé là-Haut?"

"On est partis avant qu'ils ne verrouillent les portes," explique Emyl, le visage fermé, ne semblant pas partager l'allégresse générale. "On te cherchait, pour ainsi dire. On cherchait tous les survivants. Et comme tu n'étais pas à l'entrepôt là où l'hôpital de campagne s'est installé... Ici était le seul endroit logique où t'attendre. Tu viendrais forcément t'enquérir de tes anciens logeurs."
"L'hôpital..." Ghost sent son diaphragme se compresser subitement, et prend des mains de son frère le Manteau de Muse que l'adolescent avait soigneusement conservé. Le tend au sabreur, l'air désolé.

Emyl le saisit avec une précaution qui traduit les émotions que son visage refuse d'afficher.
"Je sais..." Articule-t-il avec difficulté. "J'étais... au courant. Nous avons appris la nouvelle à l'entrepôt. Mais... Nous n'avons pas pu la voir. Luke l'interdit... Il s'est enfermé avec elle. Dans son atelier. Personne n'a pu l'en déloger."
"Il pleure sa protégée..." soupire Jay, accoudée au bar.
"Oh, la p'tite Fiancée..." Mémé secoue la tête, ses traits s'affaissant. "Si c'est pas triste..."

 Le sabreur garde ses yeux sur le manteau, l'étoile peinte, qu'il trace du bout des doigts.
"Comment c'est arrivé?"
Le voleur prend une grande inspiration, et s'incline doucement devant lui.
"Elle est partie en me sauvant la vie. À moi et à des centaines d'autres. Grâce à elle, nous avons pu ouvrir les portes de l'Oeil. Elle a fait preuve d'un courage exemplaire en prenant ma place." Il lève les yeux sur le sabreur, dont l'intensité des pupilles sombres se fiche dans sa moelle. "Si tu pensais encore avoir une dette envers moi... Elle l'a effacée. Tu ne me dois plus rien. C'est moi, au contraire, qui suis à présent ton débiteur. Sans moi... C'est elle qui serait ici avec toi."

Emyl considère ces mots durant de longues secondes qui s'écoulent comme de l'eau sur un verre trop froid. Puis... Il affiche un sourire lointain.
"Ne dis pas de sottises, voleur. Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Un serment est un serment. Elle n'a pas failli. Tu es en vie. C'est tout ce qui compte. Elle a agit en connaissance de cause, j'en suis certain. Et je veillerais longtemps à ce que tu profites de ce qu'elle t'a offert."
"Merci..."
Ghost comprend la valeur de ce qu'il lui donne à son tour. Ne sait comment exprimer sa reconnaissance.
"Ne me remercie pas..." renifle Emyl, devançant ses tentatives et retournant à son verre, le manteau sur les genoux. "Tu vas m'avoir aux basques un certain temps, ça te laisse tout le loisir de regretter. En attendant... Je serais toi... J'irais voir à l'étage si j'y suis."

"L'étage?" demande Ghost, avant de réaliser que depuis leur arrivée, le sabreur mentionne ne pas être venu seul dans le restaurant.
Il n'a pas besoin d'en apprendre plus qu'il s'est déjà précipité vers les escaliers menant à son appartement, s'écrasant pratiquement contre le chambranle d'une porte au passage, son frère et Jay sur ses talons.
"Je vous attends là!" claironne Joy dans leur dos, riant de bon cœur avec les deux vieux restaurateurs.

Après une longue descente jusqu'en Demi-Terre, au milieu d'une dévastation qui leur a donné une idée de l'ampleur et de la dureté des combats s'étant déroulés là, Nightingale et Emyl ont évité les échos d'une grande liesse populaire. Trop pressés de rejoindre l'hôpital où la blessure du Ménestrel a été immédiatement prise en charge par les Apothicaires et soigneurs Dellmers délégués sur place.
Mais ils n'y ont pas trouvé Ghost. Personne ne l'y avait vu, alors que tout le monde leur avait affirmé que si, Embers avait bien survécu aux affrontements...
Night a donc décidé de rejoindre la tanière du voleur, et de l'y attendre, en désespoir de cause.

Mais sa blessure, la fatigue de ces semaines de veilles, les deuils qui s'amassent à mesure que les noms des disparus s'alignent sur le tableau pendu à l'entrée de l'entrepôt, le chagrin... Tout cela a eu raison des résistances du Ménestrel qui s'est allongé sur le lit de Ghost.
Bercé par la douceur familière de cette chambre, loin des échos d'un carnage qui résonne encore sous la voûte de son crâne.

Enveloppé par l'odeur des draps, son odeur à lui, ses défenses se relâchent, la douleur s'évanouit, le faisant glisser doucement dans un sommeil de rêves indistincts, où il lui semble presque que des doigts frais glissent sur son front, écartent les mèches collés à son visage...
"Poète..."
La voix de Ghost. Il se sent sourire, à la frontière de sa conscience.
"Jimmy...?"
Son corps engourdi sent un poids près de lui, autour de lui.
"Poète, réveille toi..."

Rêve-t-il vraiment? Il n'en est pas certain.
Ses paupières s'entrouvrent, sa vision encore embuée lui renvoyant l'image floue d'un visage.
Ghost? Vraiment? Un courant le parcourt, le réveille tout à fait.
"Jimmy..."

Le voleur penché sur lui le regarde comme s'il le découvrait pour la première fois.
"Tu es en vie, Night..."
"Et toi aussi..." Répond-t-il, émerveillé, glissant avec tendresse une des mèches sales du voleur derrière son oreille.
"On a réussi, Night..." Ghost enfouit son nez dans le cou du Ménestrel. "On a réussi, on a réussi... On l'a fait..."
Nightingale referme ses bras sur son compagnon, sans égard pour sa blessure déjà en train de cicatriser. Comment peut-il même croire qu'il soit possible d'avoir autant de chance...
Tout se mêle.
La vie et la mort en une étincelle entre leurs deux êtres.

Ghost l'agrippe, le serre à lui en broyer les os.
Jamais ils n'auraient pensé se retrouver, jamais ils n'auraient osé envisager de regarder au-delà de l'horizon d'espoirs trop immenses pour un seul pauvre humain.
"On a réussi, on a réussi, on a réussi..." Répète le voleur. En une litanie qui se change en sanglots.
Le Ménestrel a lui aussi les larmes aux yeux.
Leurs plaies ne sont pas que physiques. La chair se répare. Les âmes apprennent à boiter malgré leurs fractures.
"Je suis là... Jimmy, je suis là..." Rassure-t-il, passant ses doigts dans la tignasse de son compagnon, dans une maigre tentative de réassurance.

Une petite toux gênée l'interrompt.
Le Ménestrel ne daigne pas lâcher son voleur, mais se redresse tout de même en dissimulant une grimace, réalisant que Jey et BlackBird se tiennent au pied du lit, bras croisés, et l'air de ne pas savoir s'ils doivent s'en aller.
Enfin, en ce qui concerne l'apprenti. La Ménestrelle, elle, contemple le spectacle sans vergogne.
"Non, non," je vous en prie, les encourage-t-elle. "Ne vous embêtez pas pour moi."
Night se retient de saisir une des chaussures qu'il a laissées sur le sol pour la lui bazarder en pleine figure.

Ghost se recule gêné, ce qui permet à l'adolescent de sauter dans les bras de son Maître qui se mord la langue quand le jeune homme aussi délicat qu'un chiot mal dégrossi enfonce son nez droit dans le creux de son épaule blessée.
"Comment vas-tu bonhomme?" lui demande-t-il en lui ébouriffant la tête.
BlackBird tord la bouche en une petite moue chagrine.
"Il a tout vu..." Explique Ghost. "Mais Jay l'a protégé. Et Ash, également. Ils ont failli se faire prendre par la Garde."
"Mais Ash est arrivé juste à temps," décrit l'adolescent. "Il a sauvé Copper également. Sans lui, on aurait mal fini."

"Ton frère est une bénédiction," la Ménestrelle croise les bras. "Malgré son abord facile, charmant et profondément débonnaire, cela va sans dire."
"Je trouve qu'il progresse," défend Nightingale, plus pour la contredire qu'autre chose. "Je suis heureux de voir que vous vous en sortez bien tous les trois, tout compte fait."
"Tout compte fait..." note Jay, passant son doigt sur la table poussiéreuse près d'elle. "Mieux que beaucoup."
"Cette histoire que tu voulais conter," Nightingale penche la tête. "La réalité l'a rattrapé n'est-ce pas?"
"La réalité..." Jay lui renvoie un sourire mutin. "La réalité est dans les mains de celui qui écoute, pas de celui qui raconte... Tu le sais aussi bien que moi."

"N'empêche..." BlackBird, assis entre son frère et son Maître, arbore un air pensif. "Ce qu'il s'est passé... On a tout vu, Jay et moi, et ce qu'on a pas vu, les gens ont commencé à nous le raconter. Des héros qui trépassent, des meurtriers qui survivent... Je veux comprendre, je veux essayer de réunir tout ce que les gens ont vécu, parce que... Je ne sais pas quel sens donner à tout cela. Est-ce qu'il y en a un?"

Le Ménestrel soupire, son regard croise celui de Jay.
"Raconte simplement ce qui s'est déroulé," offre-t-il. "Avec toute la sincérité dont tu es capable, sans jamais trahir ton histoire, sans jamais te poser en juge. Chaque prisme par lequel cela sera vu sera réel, chaque version que l'on te donnera sera la bonne. Chaque personne qui t'écoutera comprendra quelque chose de différent. Et toi-même, à chaque fois que tu dérouleras ce récit, tu y découvriras d'autres subtilités qui t'avaient alors échappé."
"Les héros..." Jay tapote pensivement une fourchette délaissée. "L'auditoire décidera de qui seront les héros, de qui seront les méchants... Je gage que pour nos chers amis de la Haute nous ne sommes que de vulgaires anarchistes, idéalistes et dangereux, alors que pour d'autres..." Elle envoie un clin d'œil à Ghost, qui tousse de gène.

Le Ménestrel lui demanderait bien pour quelle raison, mais son apprenti a déjà enchaîné sur une nouvelle question, infatigable.
"Night, qu'est-ce qu'il s'est passé dans la cathédrale là-Haut?"
Il passe une main dans ses cheveux. Comment résumer cette totale débâcle et ces brillants coups de poker en quelques phrases?
"Deux mères se sont battues pour la sauvegarde de leur fille qui a choisi la mort plutôt que l'opprobre. Un empire a été avorté aussi vite qu'il a été conçu. Des vies ont été gâchées par dizaines, comme partout en ville. Enora est devenue Reine, sacrée par l'avidité de Tally..." Il soupire. "Je te raconterais tout, je te le promets. Mais plus tard. Pour l'instant, j'ai besoin de recul..."

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant