Chapitre 9 : En, haut, en haut, en haut nous allons.

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 Combien de temps ont-ils passé sous terre?
Combien de temps à ramper, leurs poumons respirant cet air si humide qu'ils ont l'impression de boire la moisissure même de la pierre meurtrie? Combien de mètres péniblement gagnés, à craindre chaque instant que le tunnel ne s'effondre où se fasse trop étroit pour qu'ils puissent y progresser plus avant?
Leurs genoux frottant le calcaire, leurs nuques raclant le sommet de ce fin boyau?

Quand on est enfermé si profondément, c'est comme si plus rien d'autre n'existait que le ventre dévorant et noir de l'abîme. L'idée même d'une brise et d'un ciel, d'arbres poussant dans la terre et d'un rayon de soleil devient aussi intangible que le monde des rêves.
Sans la certitude qu'il existe un dehors, que d'autres vivent au-dessus de leur tête, sans la volonté de se battre pour retrouver ces merveilles, Nightingale se serait laissé envahir par la panique et le désespoir.
Mais Ghost et Enora le tirent en avant, l'empêchent de s'arrêter, même un instant.
Et finalement... le tunnel remonte.

Les bras tremblant à la fois d'effort et de la fébrilité de savoir la délivrance si proche, le Ménestrel commence à se hisser, entraînant à sa suite Helen grognant de douleur et d'inconfort ainsi que leur escorte, qui, il l'espère, est encore entière.
Les minutes passent encore sans qu'il puisse les compter, mais enfin, enfin... Le boyau s'élargit.
S'élargit et grimpe de plus en plus.

Nightingale pose avec soulagement la main sur une marche, puis une autre, et s'extrait du tronçon effondré du tunnel, dans un couloir plus grand, profondément noir, et qui n'est évidemment pas alimenté en gaz.

Reprenant pied, les jambes flageolantes, il inspecte brièvement cette partie du tunnel, avant de se retourner pour aider Helen qui se redresse en grommelant sans grâce aucune, puis il va porter assistance à ceux qui les accompagnent.
Heureusement, de la dizaine de leurs protecteurs, aucun n'est resté en arrière.
Il leur aura fallu bien du courage ou une confiance aveugle pour accepter de les suivre là-dedans. Le Ménestrel s'attache à remercier chaleureusement chacun d'entre eux, encore un peu secoués mais toujours aussi braves. Lui faisant signe que ce n'est rien, qu'ils peuvent poursuivre.
Fous magnifiques les suivant droit à la mort.

"Ton père était un sociopathe," siffle Helen, remettant son chapeau sur sa tête. "Mais on lui en dois une, et une grosse."
"Mmh..." Nightingale ne la combattra pas là dessus. La seule chose qu'il espère est de ne plus jamais, jamais, devoir emprunter ce passage, quitte à nager dans les eaux empoisonnées du fleuve pour retrouver Demi-Terre. "En route, mauvaise troupe."

Ses vêtements sont poisseux, blanchâtres de poussière de calcaire sur les jambes et dans le dos, puent la vase, mais son manteau demeure sans tâche, roulé et passé à sa ceinture.
Il ne le remettra pas tout de suite, inutile de se faire remarquer outre mesure là où ils vont.

Les tunnels d'Haetharei sont pratiquement tous effondrés ici. Celui qu'ils empruntent, tout de basalte aussi noir que du charbon, est relativement court et ne s'embarrasse pas d'ornements inutiles pour les mener après moins d'une centaine de mètres. Vers un cul de sac abrupt, dans lequel est creusé une échelle, surmontée d'une plaque de pierre qu'un mécanisme subtil fait tourner sur son axe, leur dévoilant la sortie tant espérée.
Nightingale délaisse purement et simplement sa lampe dans le tunnel, faisant signe aux autres de l'imiter et de garder le silence.

Dehors, il fait grand jour. Il doit être huit heures passées... Ils sont en retard.
Heureusement pour eux, l'arrière cour du grand restaurant dans laquelle ils ont débarqué se trouve désespérément vide.
Le bâtiment est proche du mur d'enceinte qui se situe dans les plus bas quartiers de Keepers Street. Ils ne peuvent rien voir par dessus la haute balustrade, et la brume épaisse leur obstruerait de toute façon la moindre visibilité à quelques mètres à peine.
Mais, pendant que leur escorte s'extrait à son tour avec prudence de ce trou, Nightingale ne peut s'empêcher d'entendre les sifflets, loin par delà le brouillard.

Helen tend l'oreille elle aussi, reconnaît les modulations en même temps que lui.
"Les ponts ont été levés," souffle-t-elle avec un sourire sauvage. "Les Casaques Pourpres doivent être piégés, et il y a fort à parier qu'Emyl en ait bientôt fini avec Experiment Alley. Il ne va pas tarder à aller combattre à Blade Avenue."
"Tu penses qu'ils pourront tenir le Pont?" demande Nightingale, espérant également que les pauvres prisonniers des scientifiques aient pu être sauvés sans trop de dommages.
"C'est Emyl," la contrebandière a un sourire en coin. "Si jamais une bombe assez grosse devait faire partir cette ville en fumée, il serait le seul encore debout sur les décombres, à désapprouver la manière dont tombent les grains de poussière."
Le Ménestrel a un rire nasal. Voulant croire que sa dangereuse amie à raison.

Ils ne peuvent néanmoins faire traîner les choses plus avant.
Dès le dernier Crimsons sorti du tunnel et la dalle précautionneusement replacée, ils se glissent en file courbée le long du mur longeant l'arrière court, afin d'arriver jusqu'au petit portail qui, Nightingale le sait, donne sur les rues attenantes.
Le Ménestrel est inquiet, cependant.
Il a beau connaître vaguement L'Oeil, il ne saura pas s'y orienter si facilement qu'en Bas. Si jamais leur rendez-vous a été elle aussi retardé...

"Bon sang, vous êtes à la bourre!"
Le portail s'ouvre sur une petite femme pétillante, nez en tompettes et cheveux coupés au carré, dans une tenue de la Haute assez passe-partout.
"Charlie?" demande Helen, avec un fond de curiosité professionnelle.
"En personne, Chevalier Capitaine Samson," répond-t-elle d'un clin d'œil. "Et Nightingale!" Elle serre la main du Ménestrel dans une poigne convaincue. "C'est un honneur de rencontrer la voix de la Révolution. Enora n'a pas eu le temps de bien me parler de vous, mais Finnegan vous tient en très haute estime, il semblerait."
"Ravi de te rencontrer," répond aimablement le Ménestrel, tandis que la contrebandière a un bref salut du chapeau.

Helen et Night s'envoient un coup d'œil. Ils savent vaguement que cette très enthousiaste personne est une gouvernante de Servant Side avec qui leur amie a eu une liaison, et que l'affection entre elles deux demeure assez profonde pour décider la domestique à lancer les siens directement dans les intrications des plans de la Révolution.
"La cérémonie est sur le point de commencer!" leur signale Charlie, sans perdre un instant, jetant un regard circonspect au groupe derrière eux. "Dépêchons! On ne peut pas la laisser en compagnie de ce porc... Allez, suivez-moi."

Les rues du sud de Keepers Street sont peu peuplées à cette heure encore matinale, mais les artisans, gens de cafés et petites mains de l'Oeil se pressent malgré tout le long des avenues.
Charlie, avec beaucoup de précaution, les fait progresser de petites allées en arrière court, par les voies des domestiques, loin des beaux réverbères et des blanches avenues recouvertes d'une neige à l'aura trop féérique pour cette heure tragique.
Ils doivent plusieurs fois s'abriter dans des ruelles lors du passage massif de troupes de Gardes Jaunes non loin d'eux. Ne pouvant prendre le risque de se faire apercevoir.

Le Ménestrel et la contrebandière peuvent entendre la raison de cette agitation militaire et de cette débauche d'artillerie. Les soldats descendent visiblement depuis l'Iris, droit vers l'ouest, et le Pont des Anges, vers lequel la petite troupe peut entendre, de manière lointaine, des bruits de combats, des coups de mousquets résonnant à travers la brume.

Night serre sa main sur le mouchoir contenant le chardon. Il ne peut pas penser à cela maintenant.
Luttant contre les images que lui envoie son imagination fertile, aiguillées par la vision de cauchemar de l'attaque de la Cour Enfouie. Ghost, à la place de Altin... BlackBird, Muse... Gisant parmi les débris de... Il se mord la langue.
Pas maintenant. Mieux vaut ne pas savoir.

Après de trop longues minutes de jeu du chat et la souris avec la Garde, à franchir de nombreuses terrasses de plus en plus hautes, les voilà face au second mur. Celui de High City. Culminant bien au-dessus de leur position actuelle.

Le Ménestrel a à peine le temps de se demander comment ils vont bien pouvoir dépasser cet obstacle que Charlie les emmène près d'un ascenseur visiblement réservé aux serviteurs, enfoncé dans la muraille, et désaffecté, à en juger par l'état de sa grille et de sa plateforme usée.
Mais la gouvernante est pleine de ressources, et ouvre une porte en laiton dissimulée dans une anfractuosité de la paroi, qui dévoile un escalier de maintenant tout en métal, à la pente abrupte.
"Allez hop!" leur indique Charlie, y grimpant sans hésiter. "Suivez-moi! Cela va directement dans High City!"

"Je pensais que les gens de la Haute prendraient plus de précautions," lâche la contrebandière entre ses dents, sa cuisse mise à rude épreuve par la traversée souterraine tirant violemment sous ce nouvel effort. "Mais ils laissent un passage si... évident vers leurs quartiers sensibles?"
"Pfft..." ricane la gouvernante, à peine essoufflée. "Ces beaux messieurs-dames ne se soucient pas des allées et venues de leurs laquets. Comment croyez-vous qu'il a été si facile à vos voleurs de s'implanter partout parmi mes pairs, il y a quelques semaines de cela?"
"Vous étiez au courant?" s'étonne Nightingale.
"Chéri, tous les domestiques étaient au courant," lui répond-t-elle, la voix chantante. "Du moins tous ceux qui ont les yeux ouverts. Et bien sûr que nous n'allions rien répéter à nos bon maîtres. Les voleurs des riches ne sont pas ceux qui vont emmerder les braves gens de Servant Side. Nous n'avions aucun intérêt à les dénoncer... Encore moins quand nous avons compris qu'ils participaient à la Révolution..."

"Comme quoi..." soupire Helen. "Les pisse-ducats tomberont réellement à cause de leur orgueil..."
"Traite mal un chien, et il se roulera à tes pieds de peur," répond sentencieusement Charlie. "Mais insulte une fois un commis de cuisine, et tu boiras de la pisse toute ta vie."
"Sagesse proverbiale..." remarque Nightingale, avec un petit sourire.
"Faut pas mordre la main qui te nourrit," gronde la gouvernante d'une voix sombre. "Et je crois que les gens de la Haute n'ont jamais bien compris le sens de cet adage. Ils pensent qu'en tenant les ducats, ils sont les pourvoyeurs de nos fortunes comme de nos infortunes. Mais on ne nourrit personne en lui enfonçant de l'or au fond de la gorge. C'est ceux qui fabriquent le pain qui tiennent vraiment la ville. Ils l'ont trop longtemps oublié."
Le Ménestrel ne peut qu'approuver...

En arrivant en haut de l'escalier, Charlie ouvre prudemment la porte, vérifiant que le passage soit libre.
Nightingale passe sa tête par-dessus l'épaule de la gouvernante, vite imité par Helen.
Ils se trouvent au fond d'une petite rue encadrée de hauts murs aux sommets ornés de ravissantes ferronneries aux dessins intriqués mais non moins pointus et mortels, destinés à décourager quiconque voudrait entrer dans l'une ou l'autre des probables demeures se trouvant de l'autre côté.
Un endroit parfait. Personne ne les verra à moins de se placer directement à l'entrée de ce passage.

"Aucun bruit..." leur susurre Charlie, poussant délicatement la porte de laiton, et leur faisant signe de la suivre, courbée en deux.
Leur groupe progresse le long de la rue dans un profond silence... Qui ne tarde pas à être coupé par le vacarme caractéristique d'une cavalcade de soldats en arme.
Ils se plaquent contre le mur, leurs respirations prises dans leurs gorges.
Helen fait tout de même signe à la gouvernante d'avancer. Elle veut voir de quoi il en retourne.

À l'angle de la rue, la contrebandière et le Ménestrel se permettent un regard furtif.
Non loin, sur la grande avenue traversant tout High City jusqu'aux saint des saints de L'Iris dont on voit les hautes tours et terrasses surplomber leur position, se massent des dizaines et des dizaines de Soldats Jaunes en un peloton bien rangé. Surveillés par une Chevalier Capitaine faisant les cent pas, nerveuse.

"Merde..." siffle Charlie. "S'ils ne dégagent pas, on ne va pas pouvoir passer..."
"Qu'est-ce qu'ils font ici?" demande Helen, serrant la mâchoire.
"Je n'en ai aucune idée..." La gouvernante a une grimace nerveuse.
"Chut, écoutez..." leur intime Nightingale.

Un GardeMestre vient d'arriver en catastrophe depuis l'est, se précipitant vers son supérieur, lui glissant quelques mots.
"Quoi!?" tempête immédiatement la Chevalier Capitaine. "Rive droite?! J'ai reçu l'ordre de ne pas bouger d'ici. On m'a ordonné de garder High City. Il y a du grabuge à Demi-Terre, et..."
"Les ordres viennent de la Maréchale," s'excuse presque le GardeMestre. "On ne peut les laisser prendre le pont de Blade Avenue. Il faut les déloger. Prêter main fortes aux troupes en place."

La Chevalier Capitaine a un geste de fatalisme, avant de se reprendre.
D'une voix forte, elle s'adresse à ses troupes, à qui elle indique de la suivre, en ordre de marche, vers Blade Avenue.
Ils y vont au pas de course, laissant le champ libre à leur groupe.

Nightingale voit bien à la mâchoire serrée d'Helen que cela n'était pas prévu.
Les Gardes Jaunes devaient tous mordre à l'appât des unités de diversion, en Bas. Pas aller s'occuper d'Emyl et de ses sabreurs.
Mais il faut croire que... Soit Alcestia ne prend absolument pas au sérieux les forces des Révolutionnaires, soit elle estime que Blade Avenue pose un plus gros problème immédiat.
Et Williams qui n'est pas encore arrivé...

Le Ménestrel ravale son angoisse. Tellement de paramètres qui leur échappent, malgré tout ce qu'ils ont tenté de maîtriser... Leur antagoniste est aussi doué qu'eux, aussi retors...
"Emyl va tenir. Jusqu'à ce que Williams rentre en ville." Tente de se convaincre Helen, sans rien ajouter d'autre, alors que Charlie leur fait signe de traverser vers une autre rue, toujours dans le plus grand silence.

La façon la plus rapide d'atteindre l'Iris serait d'emprunter l'avenue.
Ils ont déjà pris énormément de retard, et n'arriveront pas au début de la cérémonie comme initialement prévu. Chaque seconde compte, à présent, ils n'en sont que trop conscients.

Mais ils ne peuvent se permettre d'agir à découvert sur une voie si dangereuse. Bien que, et il fallait s'y attendre en ce jour, High City soit complètement désertée.
Si l'on excepte une ou deux nourrices promenant des enfants, et quelques domestiques vaquant à leurs occupations, il n'y a pas âme qui vive dans ces splendides artères recouvertes de neige.
Tout le gratin de la ville est déjà réuni dans la cathédrale. Comme de bons agneaux à l'abattoir de leur règne de polichinelles.

Certains des domestiques qu'ils croisent, d'ailleurs, sont de leur côté. Et les aident à traverser des zones trop à découvert. En les cachant derrière des carrioles chargées de ballots de linge, ou en les faisant passer à l'arrière des jardins de leurs manoirs.

Une formidable organisation de petites mains, soudées autour de la Révolution. Les saluant avec respect, leur tapant dans le dos, leur souhaitant bonne chance, leur montrant parfois les brins de gui attachés dans la doublure de leurs vestes, de leurs uniformes...
Cette solidarité du peuple donne des ailes à leur groupe, plaque un rictus provoquant sur le visage d'Helen, et réchauffe la poitrine contractée du Ménestrel.
Rien qu'avec ces preuves de solidarité, ils ont déjà gagné. S'ils échouent aujourd'hui, qu'importe ce qu'en pense Tally, les gens se souviendront qu'ils se sont unis contre l'oppression, cette idée grandira dans leur poitrine, ils n'accepteront plus de courber l'échine.
La liberté se gagne, mais elle se cultive également... Les graines qu'ils ont plantées ont déployé leurs racines loin dans la terre d'Hillmoore. De tout Sulver.

"Dis Nightingale..." lui demande Charlie, alors qu'ils arrivent non loin de la haute muraille de l'Iris. "Je croyais que la Haute te voulait. Pour ton sang. C'est ce qu'à dit Enora. T'es pas en train de leur donner exactement ce qu'ils veulent en te jetant là dedans?"
"Crois moi," répond-t-il, parfaitement conscient de cet état de fait. "Je ne les laisserais pas prendre une seule goutte du sang de mon peuple."

S'il n'a plus ses précieuses capsules de cyanure, ( merci Jay au passage), il connaît d'autres moyens de se mettre lui-même hors circuit tout en gâchant au maximum le précieux liquide qui bat dans ses veines. Il y a déjà réfléchi, sais que c'est une issue parfaitement probable à leur expédition, et s'il devait se retrouver face à cette extrémité, a fait la paix avec cette solution radicale.
Rien de pire qu'une Tally en possession du Sang des Rois. S'il en juge la rapidité de la convalescence de Ghost, surtout ce Sang des Rois.

"Je tuerais quiconque voudra poser la main sur lui," ajoute Helen, d'une voix sans réplique. "Et malgré tout, s'ils l'attrapent, je le tuerai pour qu'ils ne puissent pas l'utiliser comme cobaye. Avant de me foutre en l'air pour bonne mesure.."
Le Ménestrel lui envoie un regard de connivence. Mourir de la main d'Helen ne lui déplairait pas, et il sait qu'elle n'hésiterait guère à lui rendre ce service. Il ferait de même pour elle. Ce serait peut-être même la seule raison pour laquelle il se résoudrait à prendre une vie. Par amour.
Mais il ne se laisse pas le choix. Tant qu'Enora compte sur eux, il refusera de se laisser prendre. Tally n'est pas la seule à avoir de la ressource, elle s'en apercevra bien assez vite.

Finalement, les voilà aux pieds de la grande muraille, non loin du plus haut promontoire de l'Iris, et de la cathédrale, au-dessus de leurs têtes. Charlie les a dissimulés au regard derrière les contreforts d'une grande demeure de PrésiDuc.
Le mur est si immense, tout en pierres blanches soutenues d'élégantes poutrelles d'acier de plusieurs tonnes, qu'il leur est difficile d'en discerner le sommet.

"Et... Maintenant?" demande Helen, levant un sourcil.
'"C'est la partie... pénible..." avoue Charlie, mettant ses doigts dans la bouche pour émettre un sifflement aussi bref que strident. Rapidement cinq épaisses cordes tombent des hauteurs de la muraille, à leurs pieds.

"T'es pas sérieuse?" La contrebandière tourne vers la gouvernante un regard presque offensé. Et Nightingale la comprend. Une ascension? Là? Maintenant? Alors qu'ils jouent déjà contre la montre?
"C'est le seul moyen," soupire Charlie. "High City c'est une chose, mais L'iris... On y entre pas comme ça. Surtout pas aujourd'hui. Mais d'ici, personne ne vous verra grimper. Pas sous cet angle. Mes gens vous récupéreront là haut, vous conduiront à la cathédrale, je vous le promets."

"Bon...." la contrebandière grogne, attrapant une corde, testant sa prise. Quand elle veut se hisser, sa jambe blessée se met à trembler violemment. "Je ne sais pas si j'en suis capable..." avoue-t-elle.
"Tu viens avec nous," décide Nightingale. "Accroche toi à mon dos."
"Je suis trop lourde pour toi, Night..." renifle son amie, fronçant le nez avec rage. "Je vais nous faire chuter tous les deux. Non, je vais passer seule, et tant pis si..."
"Des années à apprendre des tours pour être plus agile et plus endurant que la moyenne," rétorque Nightingale, "et tout ça uniquement pour des spectacles... Il est temps de mettre cet entraînement au service d'un plus noble usage, ne crois-tu pas?"
Helen hésite.
"Gibet de potence," Night lui tend la main. "On reste ensemble. Pour Enora. Je te promets que je ne te lâcherai pas. Sans toi, là-Haut, nous serions démunis. Tu le sais"

"Tête de mule, à me prendre par les sentiments," cède finalement Helen, attendant qu'il ait sécurisé la corde entre ses mains avant d'arrimer les siennes autour des épaules de son ami et ses jambes autour de sa poitrine.
"Et c'est moi la tête de Mule..." ricane le Ménestrel, soupesant la contrebandière contre son dos, lui confiant la garde de son précieux manteau. Avec son attirail, son amie pèse son poids, mais... Il serre les dents. Tant pis. Il y arrivera.

"Je ne vous accompagne pas," leur signale Charlie, alors qu'ils commencent à s'élever doucement, leur troupe les suivant avec précaution à l'aide des autres cordes. "J'ai encore des choses à faire ici, il y aura nombre de détails à régler pour éviter un total carnage quelle que soit l'issue de la situation, mais vous aurez des alliés dans l'Iris, ne vous en faites pas. J'ai donné des instructions. On vous guidera jusqu'à la cathédrale, et on vous y fera entrer."

"Prends soin de toi, Charlie..." souffle Night, son lourd chargement sur le dos.
"Prenez soin de Nora," leur répond-t-elle, "c'est tout ce que vous demande. Longue vie à la Révolution." Puis elle se glisse à travers les rues, se fondant dans le paysage avec l'habitude d'une longue pratique. Invisible aux yeux des puissants, mais capable de tout voir.

Elle leur a confié, sur le chemin, que la sœur d'Enora a pris la place de son aînée lors de la cérémonie. Helen s'en est réjouie, confiante dans l'intelligence de leur amie, et louant la présence d'esprit des deux filles Langley. La contrebandière songe qu'effectivement cette tactique peut payer.
Nightingale n'en est pas certain.

Ils ne savent pas où se tiendra Enora dans le temple, si cela ne la mettra pas encore plus en danger, ni même si le mariage pourra être jugé caduc à cause de ce simple échange, mais il est tout de même soulagé de savoir que son ami ne sera pas directement en première ligne.
Bien que cela ne change rien à l'importance de leur mission. Une union avec Ermir doit à tout prix être évitée. Ils doivent faire capituler Sulver, l'extirper des mains de Tally.
Pas de Révolution sans changement de gouvernement. Voilà leur tâche.
Une militaire renégate, un Prince Dellmer, et la fille déchue d'un corporat... Face à L'Assemblée...
Voilà de quoi rendre jaloux bien des auteurs de vaudevilles. Ou de drames, il ne le sait pas encore.

La montée vers l'iris est plus pénible encore que leurs reptations sous terre, et Nightingale regretterait presque son souterrain poisseux tant ses jambes et ses bras sont soumis à rude épreuve.
Et dire qu'après ça, il leur faudra peut-être combattre...
Il ne l'espère pas, mais le cas échéant il vaut mieux qu'Helen soit dans un meilleur état que lui.
La jambe de la Crimsons est déjà un handicap suffisant, inutile de lui rajouter l'épuisement par-dessus ce charmant cocktail.

La corde lui ronge les mains, lui cisaille les paumes. La paroi est à demi-gelée, recouverte de neige verglacée, mais... Ils progressent. Leur vaillante escorte avançant sans se plaindre.
Le Ménestrel est tellement reconnaissant de les avoir près d'eux...

Ils sont à peine arrivés en haut de la balustrade que de nombreuses paires de mains les aident à se hisser de l'autre côté, les laissant prudemment atterrir à croupetons derrière un haut muret, les deux pieds dans la poudreuse.
Des domestiques, encore. Dans les riches tenues des serviteurs de l'Iris, les plus hauts placés de la hiérarchie. Qui pourtant les accueillent avec force encouragement et accolades, comme on le ferait de frères.

Certains remontent prudemment les cordes, tandis que d'autres leur donnent un peu d'eau, et vérifient qu'ils n'aient besoin de rien.
"Nous avons pris du retard," souffle Helen à l'une d'entre eux, une vieille femme à la peau matte et aux boucles grises, qui semble être leur doyenne. "Vite, conduisez nous à la cérémonie."
"Par ici..." répond-t-elle, comprenant l'urgence de la situation.

Nightingale n'est jamais venu dans l'Iris. Aucun d'entre eux n'a eu cet honneur avant aujourd'hui. Seule l'élite des élites peut prétendre à fouler ce sol..
Un désert de tours d'aciers et de verre s'élevant avec une fierté toute industrielle et sans grâce aucune vers le ciel. Leurs ornements singeant avec maladresse les élégantes arabesques Dellmers sans parvenir à emprunter leur magie.
Décalque prétentieux de l'image des anciens par ceux qui jouent aux Rois sans comprendre ce que signifie la vraie noblesse.

Les domestiques les entraînent autour de cette ode à la richesse clinquante, suivant le mur jusqu'à un haut promontoire, à la pointe nord de l'Iris.
Au sommet du monde.
Et là, voilà.
La cathédrale de la Haute.

Nightingale fronce le nez.
Si on aime le verre peint, cette monstruosité peut sans doute passer pour solennelle, mais il n'échangerait pas une rosace de sa cathédrale contre une dizaine de ces monstrueuses insultes à l'architecture.
Bon sang, même les mobiles de verre dans la chambre de Ghost ont plus d'élégance.

Il s'étrangle soudain dans sa salive. Révulsé en voyant les corps disposés à pourrir tout autour du monument sacré.
"Bâtards de fils de chiennes paralytiques..." gronde Helen, qui a visiblement fait la même constatation, en même temps que les membres scandalisés, choqués, de leur escorte.
Pauvres âmes... Nightingale en a le cœur en sang.
Personne ne mérite un tel sort. Pas même un ennemi...

"Il y a beaucoup, beaucoup plus de Gardes qu'annoncé..." note encore la contrebandière.
En effet. Une centaine, peut-être plus, de Casaques Jaunes sont en faction autour du temple.
Fusils au clair et chargés, surveillant les environs.
"Oui," soupire la doyenne. "Décision de son altesse sérénissime Alcestia en dernière minute. Ça n'arrange pas nos affaires, mais... venez. Il y a un moyen... Derrière, par le promontoire, les porte des chapelas..."

Nightingale et Helen hochent la tête, surmontant leur dégoût face à la vision macabre se balançant devant leurs yeux, et se remettent à avancer.
Ils sont si près du but.
Tandis qu'ils se rapprochent, ils peuvent entendre faiblement résonner dès chœurs à l'intérieur du pompeux bâtiment, indiquant le bon déroulement de la cérémonie.
Enora... Pourvu qu'Enora ne se soit pas mise en danger...

"Il va falloir improviser, une fois là dedans..." souffle la contrebandière à son ami.
"Oh, heureusement pour toi, c'est mon domaine," répond-t-il, moins que certain de ses capacités dans une telle situation.
"Quelle chance..." persifle Helen.
La domestique leur fait signe de garder le silence.
Le bâtiment se rapproche, il leur faut contourner le parvis...
Le Ménestrel inspire. Penché en deux. Le cœur battant.



*mission : impossible playing in the background* 
(non je rigole, j'ai écrit tout ce chapitre avec ça dans les oreilles : 
https://www.youtube.com/watch?v=7JUez_EvGy0&list=RD7JUez_EvGy0&start_radio=1&ab_channel=BillyRaffoulVEVO    )

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant