Chapitre 12 : Pardonne-moi.

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(j'ai usé une boite de mouchoirs. je suis désolé...) 

 Les heures ressemblent aux heures.
Elles s'infiltrent lentement dans la roche. Sur le parquet poisseux.
Coulent sur sa peau suintante, se glissent entre ses muscles endoloris et ses tendons distendus.
Ici, il n'existe aucun jour, aucune nuit. Rien ne vient interrompre cette lente clepsydre qui laisse sans bruit s'échapper un peu plus de ce qui le rattachait encore au tangible. Rien que les interminables secondes précédant l'oubli.
Un oubli qui tarde à venir, mais qui viendra. Aussi assurément que le monde est monde, tout a une fin, tout s'arrête.
Maintenant, dans une respiration ou bien dans cent, quelle différence?
Il laisse sa vie s'écouler hors de lui comme ces heures, goutte à goutte. Depuis longtemps, il n'ouvre plus les yeux.

Parfois, la douce main de l'oubli l'emporte avec elle.
Il la laisse le guider, dans ces rêveries, où, enfin il peut entretenir l'illusion d'avoir ce qu'il désire.
Il l'imagine lui, s'imagine avec lui. Si son esprit décroche suffisamment les pans de sa conscience, alors cela devient presque réel.
Des bras autour de son cou, de son corps, qui le serre, une voix qui lui murmure des mots qui n'ont jamais été prononcés, qui l'appelle Jimmy. Un corps... Une odeur. Le satin d'une peau.
Mais alors il est ramené, de force dans ce corps. Il se souvient.
Le manque est pire que la douleur.
Cet homme n'est pas à lui. Cette vie n'est pas la sienne. La sienne approche de son terme.
Cette idée le soulage presque.

Quand a-t-il cessé d'avoir mal?
Bien avant d'avoir été raccroché là, à ces chaînes. Laissé pourrir dans le maigre espoir de le faire parler que sa geôlière entretient encore.
Il n'a pas parlé.
Ne peut plus prétendre que ce qui se déroule en dehors de la prison de sa carcasse trop brisée pour bouger le touche. Douce indifférence.
Le corps lutte encore pour la vie. Machinalement. N'écoute pas l'esprit qui veut déjà partir. Des années de lutte engrainées jusqu'au fond de ses fibres, qui refusent de comprendre, refusent d'abdiquer. Mais il attend.
Sans énergie, cette lutte arrivera elle aussi bientôt à son terme.
Il n'a pas voulu manger, ni boire.
Mais on lui a enfoncé de force du pain imbibé d'eau au fond de la gorge. Ils ne le laisseront pas partir si facilement. Sa mort doit être un spectacle.

Doucement, du fond de sa demi-conscience, il entretient l'idée de pousser sa langue sèche entre ses incisives. Et de mordre. Jusqu'à séparer les chairs. Se noyer dans la chaleur de son propre sang, ses artères pompant la vie hors de lui... Douce délivrance.
Pas pour hâter sa fin. Il n'a pas d'impatience. Il sait qu'elle est proche. Mais pour les priver du plaisir de lui donner le dernier coup. Leur dénier cette puissance. Oui, ne serait-ce pas sa dernière insulte ? Ils devraient exposer son cadavre déjà froid. Cela perdrait de son panache...

Cette idée tourne dans son esprit qui entre et sort de l'inconscience par à-coups. Il n'est plus vraiment là. Presque loin déjà.
Et ce serait si simple... Si simple de tout terminer ici.
De s'enfuir dans le silence.
Mourir.
Il ne croit pas dans les dieux, sait que lorsque se seront effilochés les derniers filaments de son existence, il ne restera rien de lui qu'un corps brisé. Vide. Son âme éteint comme la flamme d'un réverbère scintillant sur le fleuve.
Et il en est heureux.
Les champs éternels, dont parlent les chansons, doivent sembler bien vides quand on les parcourt en solitaire...
Les champs éternels doivent sembler bien vides, sans la compagnie d'un Ménestrel...

Du fond d'une réalité qui n'existe presque plus, il entend des voix, des pas pressés. Des grilles qui s'ouvrent et qui se ferment. Quelques cris.
Serait-ce l'exécution? Est-ce une hallucination ?
Il ne relèvera pas la tête. N'ouvrira pas les paupières.

Et s'il se mordait la langue maintenant? Serait-ce trop tard? Oh ils pourront bien le traîner jusqu'à la potence... Ils pourront l'exposer jusqu'à ce que les oiseaux aient mangés ses chairs gelées par le froid.
Sa fin lui appartient.
"Là! Il est là! Je l'ai trouvé!"
La voix est proche. Autant en finir.
Il ouvre la bouche alors qu'il sent confusément que la grille de sa cellule est ouverte à la volée, que quelqu'un entre...

"Oh bon sang, non... Dans quel état... Dans quel état ils t'ont mis? Les salauds. Je les crèverai moi-même. Saletés de chaînes!"
"Attends, je le soulève, ne lui faisons pas plus mal..."
"Je vais les tuer! Je te jure que je vais leur arracher la gueule avec les ongles..."
Cette voix? Ces voix? Il les connaît... oui. Sans doute.

Il sent qu'on le porte, qu'on le prend délicatement.
Ses poignets sont libérés de ses chaînes. Il est abaissé dans une paire de bras qui éveillent quelques souvenirs qu'il ne saisit pas bien.
On le palpe, on le presse, si doucement... Étrange. Après les coups, les brûlures, que ce soit ces quelques frôlements qui semblent éveiller ses nerfs.
C'est douloureux. Il aimerait qu'on le lâche, qu'on le laisse.

"Tu as vu ce qu'ils ont fait à ses mains! Tu as vu! Bon sang de chienne..."
"Démis... Pas cassés. Bonne nouvelle. Pour le reste, il faudra laisser Véritas s'occuper de lui..."
Ses cheveux sont enlevés de devant son visage. Des doigts précautionneux touchent ses lèvres parcheminées.
"Ghost..." Une main sur sa joue. "Ghost... Réveille toi. S'il te plaît..."
"Il est inconscient... Il va falloir le transporter comme ça. Pas le choix."

Il est si difficile d'ouvrir les yeux qu'il lui semble presque qu'ils sont cousus à même les chairs. Il abandonne presque. Mais son corps veut comprendre. Quand finalement ses paupières daignent s'écarter, le monde est flou... Mais cette silhouette... Des années à ses côtés, il ne pourrait pas ne pas le reconnaître.
"Merv..."
Le sanglot qui s'échappe de la bouche de son ami est un son qu'il n'avait jamais entendu. Alors que sa vision s'éclaircit, il réalise que le secrétaire de la Guilde a des larmes qui s'écoulent lourdement sur ses joues.
Merv le serre contre lui. Plantant ses doigts dans sa peau nue.
D'instinct, il voudrait le rassurer, caresser ses cheveux, mais ses bras refusent de se lever assez haut. Lui accordent un mouvement tremblant auquel il doit vite renoncer.
Merv... Ici? Comment...

"On ne peut pas rester là. Les Casaques sont occupés en haut, mais cela ne les empêchera pas d'envoyer un minimum de renfort quand la relève finira par venir."
Emyl.
Qui surveille près des grilles.
Des mousquets à sa ceinture. Son sabre au clair tenu fermement dans sa main experte. La lame luisante de sang frais et rouge.
Ghost ne sait pas s'il est surpris de le voir. Ne sait pas comment réagir. Peine à réaliser que tout ceci n'est pas une ultime hallucination.
Mais dans ses délires, d'habitude, il peut bouger, ne ressent pas cette pression sur ses muscles distendus.

"Il faut le couvrir, il ne peut pas sortir comme ça dans le froid. Il va crever."
Merv enlève sa veste en des gestes prestes, et commence à lui enfiler délicatement. Machinalement, il tente de l'aider. Ses mouvements répondent mal. Il est resté trop longtemps attaché.
"Tu peux marcher?" lui demande le secrétaire de la Guilde. Puis, voyant qu'il ne répond pas, insiste. "Ghost? Chéri, tu crois que tu peux marcher?"
"Qu'est-ce que... vous faites là?"
Sa voix est un croassement rocailleux. Merv pose sur lui des yeux écarquillés, comme s'il ne croyait pas à ce qu'il vient d'entendre.

"On est venu te chercher..." Le secrétaire de la Guilde embrasse son front poisseux. "Jamais je ne t'aurais laissé ici. Tu le sais bien."
"Non..." Ghost tousse, racle sa gorge parcheminée. "Non, il ne fallait pas..."
"On se passera de ton opinion, si tu veux bien," lui lance Emyl, venant aider Merv à le relever, le mettant douloureusement sur ses jambes. "Je ne discute pas de mes motivations avec un semi-cadavre."
"Mais t'es vraiment un salaud," grince le secrétaire de la Guilde.
"Un salaud efficace," contre Emyl, passant un bras sous les épaules de Ghost, indiquant à Merv de faire de même. "Tiens-le bien."
"Je vais pas le lâcher, t'inquiète pas..."
"Non," proteste le voleur, sans réussir à parler vraiment. "Non, vous ne comprenez pas... Laissez-moi ici..."
"Hors de question." Plaque simplement Emyl, d'une voix sèche.
Il est concentré, sans expression, fixé sur la tâche qu'il s'est donné. Ghost le regarde comme on le ferait d'une machine. Voit une armure, guidée par une volonté indéfectible.

"Les cellules sont toutes dévérouillées," Ghost, sans vraiment comprendre ce qui se passe, contemple Lou en habit de Basse-Terre débarquer à pas vif devant les barreaux ouverts. "Les prisonniers sont en train d'être évacués vers les barques. Ceux qui peuvent marcher soutiennent les autres, mais beaucoup sont dans un sale état, ça prend plus de temps que prévu..." Il regarde le voleur de haut en bas, grimace. "Content de voir que vous l'avez remis sur pieds..."

L'ancien courtisan est... changé? Le voleur ne sait pas si c'est quelque chose dans son attitude, dénuée de ses manières empruntées, ou le profond hématome autour de son nez et d'un de ses yeux... Il a presque l'air humain à présent...
Ghost, complètement pris de court par cette apparition, comprend qu'ils ne sont pas venus que pour lui. Les autres prisonniers vont être libres...
Tant mieux... Il en est confusément soulagé.
"Les Casaques..." articule-t-il péniblement.
"Éliminé ceux qui étaient de garde," explique succinctement Emyl, l'obligeant à marcher jusqu'à la sortie de sa cellule. Son ton suinte d'une violence froide.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant