Chapitre 13 : Les portes scellées

9 2 0
                                    


(bon. un peu d'espoir ça vous dit?) 

 La première chose qu'il sent, c'est le froid du métal contre sa joue.
La seconde, la douleur résiduelle contre sa tempe. Qu'il touche en grognant.
Puis, les odeurs. Rouille, poudres, vapeur, chaleur industrielle, métal en fusion... Pas de doute. Il est à l'observatoire.
Et s'il en croit les bruits mécaniques, et les vagues relents de forge qui lui parviennent, l'endroit est toujours bien actif.

Il se redresse en grognant, ses paupières papillonnant, tentant de remettre ses souvenirs en ordre. Il était en chemin vers les geôles, oui, puis... Ça lui revient, en même temps que se rouvre la plaie de son vague à l'âme. Il s'est laissé entraîner, encercler, trop confiant, et...
"Ah, et bien, te voilà finalement réveillé. Je t'avoue que j'ai failli te balancer un seau d'eau à la face, je m'inquiétais."
Jay. Evidemment...

Nightingale prend le temps de s'asseoir posément sur le grillage de la... pièce de stockage? À pleine plus grande qu'un placard et encombrée de caisses qui puent la farine de seigle, dans laquelle on l'a enfermé.
Jay, assise à côté de la porte sur une de ces caisses qu'elle utilise sans vergogne tel un siège improvisé, ferme un livre, et le regarde, avec un sourire un brin narquois au coin des lèvres.
Enfin... probablement plus tendre que narquois mais Nightingale ne l'a pas dans ses bonnes grâces dernièrement et il se permet d'être un brin de mauvaise foi.
Après tout, elle a perturbé ses plans...
Ses plans! Qu'est est-il maintenant de...

"Quand vous m'avez lâchement attaqué par derrière...." commence-t-il rapidement.
"Nécessité fait foi." Coupe Jay, l'air absolument pas contrite.
"Lâchement attaqué par derrière," insiste Night, peu amène. "Emyl, et les autres ils allaient..."
"Chercher Ghost et les prisonniers," Coupe encore la Ménestrelle. "Oui."
Nightingale soupire, portant une main à sa poitrine, l'appuyant contre ses côtes, comme pour empêcher l'espoir d'en sortir, de lui faire croire à des choses, qui...
"Est-ce qu'ils sont...?" Il n'ose pas finir.
"Les barques ont été mises à l'eau il y à de ça une vingtaine minutes. On attend leur retour. Tu n'es pas resté dans les choux longtemps. Je vais finir par croire que tu es réellement increvable."
"Pas faute d'essayer." grogne Nightingale, lui lançant un regard accusateur.
"Tu veux en parler?" Renvoie Jay, posant son menton dans sa main.
"Non."
"À la bonne heure."

Il ne dit rien quelques instants.
Ainsi... Le sauvetage est en cours. Tout son corps vibre d'une anxiété affreuse. Que peut-il bien se passer, là-bas, dans ces affreuses geôles...
Oh, puissent les dieux être miséricordieux.
Il a une pensée pour TamLin. Hésite à lui envoyer ses prières. Ne sait s'il doit le remercier ou non pour cette dernière rencontre qu'il n'est pas certain d'avoir ou non rêvé. Et qui a certainement bien influencé sa main lors du couronnement de Ash.
Mais enfin. En attendant le voilà ici, et...

"Pourquoi ne suis-je pas dans ma chambre?"
"Ta chambre ne possède pas de verrou extérieur." Jay fait la moue. "Et... Bon, vu que tu aurais volontiers encastré ce pauvre Lou directement dans les murs et que tu as prouvé avoir la puissance physique pour faire du dégât, on s'est dit qu'il serait mieux de te mettre un peu à l'abri de toi-même. Surtout vu tes dernières tendances à vouloir flirter avec la faucheuse de manière radicale."
Il renifle. Vexé. Fâché de s'être laissé avoir.
"Mais te voilà donc enfermée avec moi..." remarque-t-il.
"Correct." La Ménestrelle claque sa langue, amusée.
"Et si je décidais d'enfoncer la porte avec ta tête?" propose-t-il, plissant les yeux vers elle.
Elle rit en guise de réponse. Il étouffe un grognement.

"Je suis chargée de rester avec toi jusqu'à ce que tu réveilles et que les sens te soient revenus," explique ensuite la Ménestrelle, peu découragée par les éclairs qu'il braque sur elle de toute la force de ses pupilles.
Voyant qu'il ne répond pas, elle poursuit, d'un ton presque maternel.
"Et les sens te sont-ils revenus, ô, mon très estimé ancien apprenti?"
Night hausse les épaules, calant confortablement ses épaules contre les caisses derrière lui, croisant les bras. Il ne mentira pas.
Pour aller le sauver... Alors il n'a que faire de jeter sa propre existence aux orties.

Jay l'observe quelques instant. Fronce le nez.
Puis s'accoude contre ses cuisses, penchée vers lui.
"Je te dois des excuses," déclare-t-elle ensuite. "Voir même, je viens demander ton pardon."
Cela le prend de court. Il lève un sourcil.
"Je n'aurais jamais pensé un jour t'entendre demander pardon pour quoi que ce soit."
"Et bah tu vois, comme quoi..." Elle lui renvoie un regard chafouin. "Mais sentir sa fin venir fait réfléchir même la plus endurcie des femmes, dirons-nous."
"Tu as encore quelques années devant toi..." déclare-t-il, machinalement, pas encore certain de comment recevoir l'annonce de la maladie de son Ancien Maître. Il ne veut pas qu'elle meure. Il a trop vu des siens mourir.
"Mmmh, oui, sans doute," le ton de Jay est complètement détaché, elle enlève une poussière imaginaire de sa manche. "Mais voir ce que tu es devenu m'a également fait remettre pas mal de mes décisions en question."
"Ah."
Il ne sait pas quoi dire d'autre.

"Tu vois," poursuit la Ménestrelle, s'appuyant au mur derrière elle, "tu as raison. Je t'ai abandonné. Et, au diable le lyrisme, je me suis barré comme une connasse."
Il lève un sourcil, mais la laisse poursuivre sans commenter.
"Je ne t'ai pas dit pourquoi, personne ne savait pourquoi à part Joy, et je soupçonne Luke d'avoir compris. Cela dit, même s'il avait été au courant, il n'en aurait rien dit. Je t'avoue que cela m'arrangeait pas mal... Mais enfin. Même si annoncer à la cantonade que je partais à l'aventure sans aucune autre raison que l'amour de l'art," elle renifle, aussi amusée que désespérée d'elle-même, "entretenait ma soi-disant légende aux yeux de tous ceux que ça intéresse, je n'aurais pas dû tenter de maintenir les apparences auprès de toi."
"Alors pourquoi?" veut-il savoir, lâchant toute prétention que cela ne l'intéresse pas.
"Peut-être parce que je me disais que tu garderais ainsi une image idéale de ce qu'était un Ménestrel, que cela te donnerait un but, bien que basé sur du vent, ou... Parce que je ne voulais pas que tu te souviennes de moi comme une vieille malade."
"Tu sais que jamais je ne te verrais de cette manière..." lâche-t-il, sincère. Jay est trop pleine de vie pour qu'il la prenne un jour en pitié. Même maintenant qu'il a vu l'état avancé de sa maladie.
"Mmh..."

Elle laisse passer un temps, tord sa bouche.
Ces débuts d'excuses, cette conversation, font à Night un bien qu'il n'aurait pas imaginé. Mais elle ne semble pas en avoir terminé.
"Tu avais confiance en moi," reprend-t-elle. "Sincèrement confiance en moi. Tu étais le meilleur de ce que j'ai pu jamais être. Tu me suivais sans rechigner, ajoutait des idées encore plus audacieuses à mes projets fantasques... Être Ménestrel était tout pour toi, tu portais cette vocation cousue jusque dans tes artères. J'ai veillé à ce que tu brilles comme personne auparavant, et en échange tu m'as tout confié. Ta vie, tes secrets, tes espérances... Et je t'ai abandonné. C'est... Moche. Pour dire le moins."
Il se racle la gorge. Est-il heureux qu'elle s'en rende compte?

"Durant toutes ces années," lâche-t-il du bout des lèvres, "je n'ai jamais cessé d'entretenir ton souvenir. Auprès de tous. J'ai défendu ta mémoire."
"Je sais," elle lui envoie un sourire. "C'est ce que tout le monde m'a dit, ici. Que tu m'étais encore fidèle jusqu'à l'absurde."
"Ce n'est pas absurde," défend-t-il, presque malgré lui. "Tu mérites cette loyauté."
"Discutable," pouffe-t-elle. "Mais... Merci."
"Oh, je t'en prie." Il grince des dents. Longtemps ils ont eu ces discussions à la frontière de l'absurde, en lutte l'un contre l'autre, mais toujours pour des questions d'art, d'interprétation... Des querelles de bardes. Rien d'aussi profond qu'aujourd'hui...

"Je suis fière de ce que tu es devenu," continue l'ancienne Maîtresse de la Guilde. "sincèrement. Je ne pense pas que j'aurais pu faire à moitié aussi bien."
Il lui renvoie un regard désabusé. À sa connaissance il n'y a rien qu'il ait pu accomplir qu'elle ne puisse faire au centuple. Mais il ne lui fera pas le plaisir de l'annoncer à voix haute.
"Oh, si, je t'assure," continue-t-elle, comme si elle lisant dans ses pensées. "Mais je déplore que tu aies construit tout ceci au prix de ton chagrin. Je sais qu'en te donnant des idées fausses de ce que j'étais, et de ce vers quoi tu devais tendre, j'ai fait de toi quelqu'un de dur... D'inamovible. Tu te tends tout entier vers des limites que j'ai moi-même fixées pour toi, si hautes qu'elles en sont inhumaines. Et pourtant... Tu as tenu le cap longtemps. Plus longtemps que quiconque aurait pu le faire. Cela a beau être un exploit... Cela t'a également brisé. J'en suis navrée."

Nightingale en reste interdit.
Il s'attendait à beaucoup de choses, mais pas à cela... Ces paroles remettent en perspective tellement de choses... La discipline qu'il s'est imposée, des années durant, les sacrifices auxquels il a consenti sans réfléchir... D'abord, les révélations à propos de son père et des failles de ce Roi qu'il adorait tant. Puis Jay, qui tombe le masque d'elle-même...
Étrange, de réaliser que de tels êtres peuvent n'être en réalité que de simples êtres humains. Merveilleux, sans doute, mais indubitablement humains...
Et qu'est-ce que cela fait donc de lui?
Les perspectives de ces réflexions sont vertigineuses.

"J'aurais dû te confier la Guilde," poursuit-elle, sans se formaliser de son silence. "Sans te tester au préalable. Tu m'as prise à mon propre jeu."
"Me... tester?" Il fronce les sourcils.
"Je voulais savoir si tu étais prêt," une vague culpabilité se dessine sur ces traits, "c'est pour cela que j'ai prétendu hésiter entre Luke et toi. Je voulais que tu me prouves ta volonté. Mais tu t'es écarté immédiatement... Pourquoi?"
Une lointaine vague de colère irrite ses nerfs. Il inspire lentement. Peut désireux d'à nouveau perdre le contrôle.
"Parce que je n'aurais pas imaginé que tu hésites," déclare-t-il, la gorge serrée. "J'aurais pensé que tu me faisais confiance. J'ai eu l'impression que... Je n'en avais pas fait assez. Que tu me rejetais. Même si je m'en suis accommodé," admet-t-il, "et qu'ensuite la liberté que ma position m'offrait m'a convenu, cela a tout de même été difficile à accepter."

Elle se gratte les dents du bout de l'ongles, quelques secondes. Pensive.
"J'avais peur." Admet-t-elle.
"Pour?"
"Pour toi."
Il la dévisage.
"Je pensais..." Jay soupire, se recoiffe nerveusement, "J'avais peur que te mettre à la tête de la Guilde tue ta créativité, fasse peser un poids trop lourd sur tes épaules. Mais si tu m'avais annoncé vouloir endosser le rôle tout de même, je t'aurais laissé la place. Sans hésiter."
"C'est... incroyablement tordu..." Lâche Night, perplexe devant ces pensées circonvolues.
"Mouaih, je sais. J'ai voulu te protéger contre ton gré... Mais enfin... Je te présente sincèrement mes excuses..." Elle baisse les yeux. "Je n'aurais jamais d'enfants biologiques, dû à... Dû à une impossibilité technique que nous partageons toi et moi..." Elle rit tout bas de son trait d'humour noir. "Mais... C'était la Guilde, mon enfant. La Guilde, et toi, le fils de personne, devenu mon précieux pupille. Reine des Rues, je t'ai donné mon titre, te faisant Prince de mon royaume de poussière et de lumière. J'aurais dû... Mieux faire. Pardon."

Nightingale la regarde.
Cette femme formidable, insubmersible, et profondément faillible. Humaine et Légende à la fois.
Ses mains calleuses d'avoir trop joué du luth. Ses doigts parcheminés par l'âge. Son maquillage de théâtre qui colle à la peau de son corps rongé par la maladie.
Qui l'aime. Sans trop savoir comment le dire. Qu'il aime. Sans jamais avoir su l'exprimer.
Un défaut qu'ils partagent et qui n'a que trop duré.
Il cherche en lui un fond de rancœur à son encontre.
N'en trouve plus aucune.

"Je ne t'en veux pas." Ses paroles sont profondément sincères.
Elle pose sur lui ses yeux verts. Sait qu'il ne peut mentir.
Et lui sourit.
"Je te remercie."

Il baisse le regard à son tour. Profitant du silence agréable de sa compagnie.
Mais son esprit se tend vers la mission se déroulant en ce moment-même dans les geôles. Et il veut s'en distraire. Ne pas penser à ça, ne pas penser aux risques, ne pas penser à lui.

"L'as-tu trouvée?" demande-t-il, de but en blanc. "Cette histoire, la plus grande des histoires, que tu étais partie chercher."
Elle hoche la tête, posant à nouveau son menton dans sa paume.
"Oui," répond-elle, un éclat dans les yeux. "Ici même."
"La Révolution?"
"Non..." Elle lui envoie un sourire éclatant. "Toi. Vous. Ceux que j'aime. Ce n'est pas la Révolution qui importe, mais les humains qui la mènent. Comment ils font face à cette adversité en restant fidèles à des principes impossibles, au cœur de la tourmente. Toi, Night. Toi et tous les tiens, vous serez ma plus belle histoire. Tu as toujours été ma plus belle histoire."
"Il y a certains détails que je te demanderais de garder sous silence," il se surprend à soulever la commissure de ses lèvres avec affection, "épargnons à ton public de soulever nos jupons de trop près."
"C'est précisément à ce moment que je commence à prendre des notes," rit-elle," tu me connais."
"Hélas," persifle-t-il. Mais le cœur n'y est pas, elle le sait.

"Je reviens pour voir une génération entière de mon ordre fauchée..." soupire-t-elle, son ton se faisant plus grave. "Des centaines d'artistes... Si prometteurs... Mais si la vie m'est accordée plus longtemps, je ne referais pas l'erreur de ne dispenser mon savoir qu'à un seul élu. Le temps qu'il me reste sera dédié aux générations futures, aux troubadours de demain."
"Tu t'en fais beaucoup," bien qu'il comprenne ses inquiétudes, et qu'elles ne soit pas infondées, il essaie de la rassurer. "Il y a Luke pour ça. Tu ne l'as pas mis en poste pour rien. Il a prouvé être plus que compétent."
"Luke..." Elle rit haut. "Tu rigoles? Luke est bon metteur en scène, mais il ne m'arrive pas à la cheville. Et puis, il fait peur aux petits. Comment veux-tu apprendre à déclamer des vers avec l'haleine chaude d'un ours d'une demi-tonne qui te souffle dans les reins... Sois sérieux. Je resterais, c'est décidé. Il peut essayer de m'en empêcher, cela dit. Qu'on rigole."

Nightingale ne peut pas lui donner réellement tort, mais la relation étrange unissant ces deux chefs de Guilde ne le regardant pas, il gardera ses persiflages pour lui.
Et bien lui en prend car la Ménestrelle, décidant probablement qu'il n'est plus une menace pour quiconque, se lève pour aller frapper à la porte à côté d'elle, qui s'ouvre sur Helen, un cigare aux lèvres, suivit par l'imposante masse de Luke, loups aux côtés.

"J'ai entendu." Signale-t-il, baissant ses yeux d'obsidienne sur Jay.
"J'espère bien," elle lui donne un coup de coude complice. "Allez, j'ai mouillé la poudre, je vous le laisse, il est tout à vous."
Empruntant à une Helen blasée d'avance son chapeau pour une révérence en bonne et due forme, elle s'en va en chantonnant, non sans avoir revissé le couvre-chef sur le crâne de sa légitime propriétaire.
Nightingale secoue la tête, plein d'affection. Jay est aux Ménestrels ce que le soleil est au ciel de midi. La personnification, et la perfection, même dans ses défauts, même dans son absurdité.

"Bon," La contrebandière tire sur son cigare, lui envoyant un regard plein d'indulgence. "T'as de la chance que c'est pas moi qui t'ai retrouvé avec cette boîte dans les mains. Je t'aurais cogné."
"Elle m'a giflé." Précise Nightingale.
"Elle a bien fait." Helen a un hochement du chapeau satisfait.
Luke rit. Traître.

"Et j'imagine que ce délire de me traîner ici inconscient vient de toi?" Accuse-t-il, sachant qu'il tape juste rien qu'à la façon dont elle souffle une bouffée de fumée bleue. "Combien de temps vas-tu encore me garder ici prisonnier?"
Helen roule des yeux.
"Cesse donc la grande scène du deux, Manteau Bleu," râle son amie. "Tu n'es pas prisonnier."
"Tu ne nous a pas particulièrement laissé le choix," intervient calmement Luke. "Quand tu t'y mets tu es plus borné qu'une mule face à son picotin."
"Fut-un temps où les Ménestrels étaient renommés pour la justesse de leurs mots d'esprits," persifle Nightingale. "Quelle déchéance nous aura amené cette Révolution."

"J'ai été coincé entre Muse, Jay et lui depuis vingt-quatre heures," grogne Helen, pinçant l'arrête de son nez, "si jamais j'entends encore des insultes en prose, je vous jure que je démissionne."
Si Nightingale a l'obligeance de paraître contrit, Luke lui, ne se donne pas cette peine.
"Je suis désolée Night," continue la contrebandière. "Je sais que c'était un sale coup, mais... Dans l'état dans lequel tu étais, on ne pouvait te raisonner. Tout ce que tu as dit à la réunion, bien que difficile, était... Vrai en un sens."
"Vrai dans tous les sens," précise Luke, de bonne grâce. "Tout le monde a bénéficié que tu les remettes à leur place."
Le Maître de la Guilde dit ça comme si lui-même n'avait pas essuyé l'acidité de sa colère, remarque Nightingale. Mais il lui doit au moins un point pour sa sincérité.
"Et je sais que tu te serais précipité pour sauver Ghost," continue Helen, d'un ton plus doux. "Que tu serais mort plutôt que de te faire prendre. Mais le Sang des Rois..."

"S'il n'y avait ce satané sang," grommelle-t-il, "on ne m'accorderait pas tant d'importance."
Il n'a jamais autant détesté son héritage que ces derniers jours. Ce qui devait être un don s'est transformé en pire des fardeaux. À quoi bon avoir survécu aux mines, pour ne pouvoir même pas sauver ceux que l'on aime?
"C'est là que tu te trompes," répond la contrebandière, tristement, s'asseyant sur la caisse où se trouvait Jay plus tôt. "Pour moi tu es important. Pour Emyl aussi. Muse, Lou... Tu comptes pour nous."
Il fronce le nez.
Quoi qu'elle en dise, il sait qu'il s'est mis de lui-même dans une position dans laquelle il n'était plus qu'un outil au service des autres. Dont ils ne se sont pas privés d'utiliser à l'envie.
Cela les dédouane-t-ils de leur comportement? Sans doute pas.
Et il en veut encore une pelée à la Révolution. Leur attitude de loups sanguinaires le révulse.

"Bon sang, Night..." Elle a un geste d'impuissance. "Est-ce que c'est trop demander que d'envisager une demi-seconde que quelqu'un t'aime sincèrement? Que moi je t'aime sincèrement? Tu penses que... Rah, Night."
Elle prend une bouffée de cigare, frustrée.
"Elle a raison, et tu as tort," remarque doctement Luke, accoudé à la porte entrouverte, caressant la tête d'un de ses grands animaux qui frétille comme le ferait un aimable bichon.
"Quelle importance pour toi?" lui renvoie Nightingale, blasé. "Pour toi, à part peut-être Muse, tes bêtes et tes spectacles, la vie n'est qu'un éternel échiquier. Tu as rejoint cette révolte parce que tu y voyais un intérêt, mais je ne sais pas encore lequel. Tu n'as aucune allégeance. Ne me fais pas croire que... Tu as une quelconque affection pour moi, alors que tu es capable de me manipuler comme tout un chacun pour arriver à tes fins."

Luke pose sur lui un regard impénétrable, profondément sombre.
Nightingale frissonne, une impression diffuse de déjà-vu passant sous sa peau, sans qu'il sache en déterminer la provenance.
"Chaque vie humaine est importante, Nightingale de la Cour Enfouie, Prince des Rues," la voix de Luke vibre sur l'acier élimé à la manière des machines en contrebas. "Mais la tienne est au cœur d'un gigantesque nœud... Tu tiens dans ta main des fils que si peu de tes semblables peuvent tirer, les enroulant autour de ton âme pour t'en faire un costume..."
Rapide vision d'un rêve, d'un homme roux, dos à la lune. Des mots si similaires... Malgré lui, il écoute, une sensation d'inconfort et de fascination mêlée au creux des reins.

"Les Quatre de Basse-Fosse, tout d'abord," énumère Luke, tandis qu'Helen approuve. "Si Enora a lancé l'idée de la Révolution, c'est parce que tu lui as ouvert les yeux. Votre complicité, initiée de ton propre fait, a fait le reste. Ton apprenti, BlackBird, a qui tu as donné un futur, et qui pourrait bien être plus important que quiconque ne le pense. Copper, que tu as placée sur le chemin de Wander, changeant cette brute calculatrice en défenseur dévouée de ceux dont elle aurait signé la perte sans ciller, et sauvant des centaines de vies au passage. Finnegan, que tu as arraché de force à ses ténèbres avant qu'Enora ne prenne la relève. Et enfin... Tous ceux qui, par ta présence, puis ton absence, ont quitté leurs désirs de revanche pour se faire architectes de l'avenir..."
Il s'agenouille pour faire face à Night, qui se sent enveloppé dans son ombre et cette aura oppressante.

"Tu crées la paix, Prince des Rues..." Sa voix est si proche qu'elle coule comme du goudron à la surface de la peau de Nightingale. "Tu sais faire des connexions entre les êtres comme personne. Tu vois les possibles, tu vois le bon en eux, et tu les tires vers la lumière parce qu'ils se voient à travers tes yeux. Ils t'aiment, plus que tu ne t'aimes parce qu'ils savent ce que tu as fait. Mais jamais tu ne veux te voir dans leurs pupilles." Toujours ce sourire en croissant de nuit... "Je te promets que tu pourrais y trouver ton compte, cependant."
"Je n'ai pas besoin d'être déifié par mes proches," grince-t-il, à contrecœur.
"Non," rit le Maître des Manteaux Bleus. "Tu n'aimerais pas la sensation. Mais l'homme que tu es vraiment est le prisme de ce que tu penses connaître de toi-même, et les facettes de ce que l'on te renvoie. Fais la part des choses. Pour une fois. Quand à moi, quoi que tu en penses, j'ai pour toi un faible qui a tout à voir avec ton charmant caractère plus qu'avec tes formidables capacités. Il y a peu de personnes que j'apprécie de laisser si délibérément pisser sur mes bottes. Ne m'oblige pas à te le rappeler, cela me déplairait."
Il lui tape sur le genoux de son énorme patte, avant de lui attraper la main, le relevant avec lui sans qu'il n'ait rien demandé. Et s'il n'avait passé si longtemps à jouer aux équilibristes, Night se serait retrouvé la truffe directement contre le mur.
Se redressant, lissant ses vêtements froissés, Night darde ses yeux sur Luke. Rarement le Maître de la Guilde fait part de ses affections de la sorte, c'est une certitude...
Il s'en sentirait presque privilégié. Presque.

"Désolée de t'avoir empêché d'attenter à ta vie," déclare Helen, d'une voix qui indique que non, elle n'est pas désolée du tout. "Et navrée de t'avoir poussé à bout," ajoute-t-elle, cette fois sincère.
"Ce n'est rien," admet-il. Au moins, elle, il peut lui pardonner. Les autres... Reste à voir.
"Tu as le droit de rester éloigné de la Révolution," indique Luke, grand prince.
"Je ne suis pas parti parce que je crois que la Révolution est perdue," précise Nightingale, buté. "Mais parce que je ne peux cautionner..."
"Ouioui, on sait, on sait, tu as été clair," grimace la contrebandière. "Mais serais-tu prêt, s'il te plaît, à nous accorder une petite chance de te démontrer que tu as laissé du positif derrière toi?"
"Tu as besoin de moi à ce point là?" Il croise les bras. "Je ne suis plus ni barde, ni Roi, tu te souviens?"
"M'oblige pas à supplier..." La contrebandière mâchonne nerveusement son cigare.

"Tu pourrais être intéressé par certaines choses..." Luke ouvre grand la porte de ce cagibi, décidément trop petit pour eux, qui empeste à présent la fumée et les odeurs de chien en plus de cette entêtante odeur de farine.
Roulant des yeux, il décide qu'il n'a rien à perdre pour le moment. Et puis, quoi qu'il arrive, si c'est ici que lui sera ramené, bonne chance pour le décider à partir. Autant s'occuper. Tout pour ne pas penser. Ne pas penser à cette angoisse. Ne pas penser aux possibilités d'échec.
Son cœur gît là-bas, dans une geôle.
Il n'attend que de pouvoir le saisir à nouveau, l'enfoncer dans sa poitrine, l'enchâsser entre ses côtes tel le plus précieux des diamants.
Si cette chance lui est offerte... Si jamais...

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant