Chapitre 6 : L'un descend, l'autre s'élève.

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(Je vais pas vous le cacher, il y a une partie des mes titres qui sont inspirés par l'Allée du Roi de Françoise Chandernagor, qui décrit la vie Versaillaise à l'époque du Roi Soleil.) 
(TW : tortures, et pensées plutôt très sombres. On rigole bien, comme d'habitude. *sarcasme * )

 Les secondes passent comme des heures.

Les minutes sont des années.
Les heures se changent en éternité.

Ses terminaisons nerveuses ont depuis longtemps cessé de répondre, ne formant plus qu'un vague courant brûlant enflammant chacun de ses muscles, de ses os. Depuis son crâne où ses orbites pulsent lentement, le long de sa colonne trop étirée, jusqu'à ses orteils qui râclent le sol où on l'a légèrement fait descendre. Orteils qu'il ne sent plus depuis longtemps.

On l'a accroché à une chaîne. On l'a laissé pendre là, ses bras perdant petit à petit toute sensation tandis que ses tendons s'allongent petit à petit, ne faisant plus exister dans son corps qu'une douleur vicieuse, sans repos.

Combien de temps? Il ne sait pas. Il s'en moque presque.
Il a vu la PrésiDuchesse, il s'en souvient. Était-ce il y a une journée? Quelques minutes? Quelle importance...
Il attend.
Quoi?
La fin.
Car il y aura une fin. Que son corps lâche, que ce soit ici ou avant la corde, il n'en a cure.
Rien que l'idée d'une délivrance lui suffit. Tout passe. Tout s'arrête. C'est une des certitudes qui l'a de nombreuses fois gardé en vie, étrangement...
Il n'a plus cet espoir. Tant pis.
Que son corps lâche. Il le leur laisse. Tant que son esprit tient.

Et jusqu'ici... Il tient.
Qu'importent les mauvais traitements, les aiguilles qu'on lui a passé à travers la peau, sa tête plongée dans un baquet presque à la suffocation, les coups de bâtons, de fouet, ses doigts qu'ils ont délogés de ses articulations... Il tient.
Au grand malheur d'Alcestia, qui rôde dans sa cellule, tout autour de lui.
Il ne lui a même pas fait l'honneur de crier.
Ce sont les cris qui font jouir les salopards.
Alors Ghost ne crie pas. Depuis qu'il a dix ans, il ne crie plus. Quand il a compris qu'il lui restait cette once de pouvoir sur ses tortionnaires : leur enlever les moyens de se palucher devant la souffrance.

De guerre lasse, Alcestia l'a raccroché à sa chaîne, et tourne autour de lui. Ses talons ferrés claquant sur le sol. Un rapace l'observant. Tentant de comprendre comment arracher de lui les informations qu'elle recherche.
Car Ghost est un membre important de la Révolution, n'est-ce pas. Il doit savoir des choses...

Quels sont les alliés de la révolution? Ont-ils des contacts dans l'armée? Où se cachent-ils, ailleurs qu'à l'observatoire? Quelles sont leurs planques en ville? Où ont-ils emmené les enfants?
Il inspire lentement, pouvant presque compter ses côtes cassées sous sa peau qui se tend douloureusement.
Qu'elle essaie... Il n'a rien à lui dire.
Même lorsqu'elle a emmené un des voleurs prisonniers pour le torturer devant lui, il n'a rien dit. Il a compris la leçon d'Ash. Cela a coûté une vie, mais il ne s'en sent pas coupable.
Alcestia tenait les tenailles, pas lui.
Et elle s'est vite fatiguée. Comprenant que cela ne servait à rien.
Plus elle s'acharne, plus elle enrage, et plus il gagne en puissance sur elle. Maigre victoire. Il s'en contentera.
L'air frustré de la Maréchale le ferait presque sourire.

 "Ah, enfin..."
On ouvre les portes de sa cellule. Plusieurs Casaques Pourpres tirent derrière eux un brasero rougeoyant au-dessus d'un âtre bien attisé. Dedans, un tisonnier chauffé à blanc.
La Maréchale leur fait signe d'entrer, de poser cela contre le mur, avant de les renvoyer.
Il n'aime pas la tournure que prennent les choses. Mais enfin... Rien qu'une autre torture, avant qu'elle ne se lasse encore...
Les Casaques disparaissent rapidement, claquant le métal de ses barreaux derrière eux.

"Avec ça..." déclare-t-elle après avoir soigneusement saisi le tisonnier de ses mains gantées de gros cuir et lui avoir agité devant le nez, "tu vas peut-être enfin nous cracher tous ses secrets. Embers."
Il toussote, levant vers elle ses yeux fatigués.
Le visage de la Maréchale est tendu dans un rictus affreux.

"Tellement de colère..." souffle-t-il. "Tellement de rage... Pourquoi?"
Il ne sait pas pourquoi il lui demande cela. Jamais ses bourreaux n'ont répondu avant de le torturer. Peut-être était-ce quelque chose au fond d'eux, qui les pousse à se nourrir de noirceur.
Mais elle... Elle n'a pas trente ans. Plus jeune que Night, que Ash...
Qu'est-ce qui la pousse à commettre de telles choses?

"En colère?" Elle le regarde comme on ferait d'un idiot. "Les premiers mots que tu prononces à part pour lancer des imprécations de mort, et c'est pour dire de telles inepties..."
Elle lève le tisonnier si près de son visage qu'il en sent la chaleur lui roussir les sourcils. Mais il ne daigne pas bouger. Où irait-il, de toute façon?

"Je ne suis pas en colère contre toi, petit voleur..." lui dit-elle avant de se reculer, reposant l'outil dans les braises fumantes. "Je n'ai aucune haine à ton encontre. Aussi étrange que cela puisse te paraître, je ne prends aucun plaisir à faire ce que je fais."
Il en doute. La fixe, incrédule.
Elle soupire, le regardant, les bras croisés sur la tenue de cuir renforcée qu'elle a revêtu pour sa sinistre besogne, délaissant son bel uniforme au vestiaire. On ne veut pas de tâches sur sa casaque quand on parade si près des salons, sans doute.

"Tu n'es qu'une gêne," lui lance-t-elle, le visage fermé. "Une gêne pour l'Assemblée, une gêne pour ceux qui m'emploient. Et je ferais ce qu'il faut pour obtenir ce dont ils ont besoin. N'y voit rien de personnel."
"C'est pour ça qu'une Maréchale s'abaisse au rôle de bourreau..." renifle-t-il. "Belle montée en grade."
"Ricane, voleur," lui lance-t-elle, s'approchant de lui d'un pas léger. "Mais c'est toi pendu au plafond, pas moi. Et dans certains cas, le bourreau n'est pas assez imaginatif. Moi, je connais les enjeux, et je suis prête à donner de ma personne."
"On a ses petits talents..." ricane-t-il.

Il s'attendrait presque à ce que sa provocation lui occasionne un châtiment rapide, mais il n'est est rien. Alcestia le dévisage, faisant la moue.
"Tu vois..." sa voix rauque traîne dans la cellule, désagréable. "je pensais que ta capture et l'annonce de ton exécution suffiraient à décourager ces idiots de Révolutionnaires, et à mater le peuple, mais non. Ces crétins ont chanté toute la matinée, on voit des branches de gui et ces drapeaux interdits flotter à de nombreuses fenêtres... On a beau les arracher... Rien n'y fait. Ils ne comprennent pas. Qu'est-ce que tu leur a fait, voleur? Embers, il t'appellent... Alors que tu n'es qu'un cul-de-trottoir..."

Ghost ne peut réfréner le sourire qu'il sent poindre sur ses lèvres.
"Tu n'as pas encore compris..." lui dit-il, un brin de triomphe dans sa voix fatiguée, "Plus il y aura de répression, plus vous nourrirez l'envie de révolte. Plus vous serrerez le peuple dans vos doigts gantés de d'acier, plus il tentera de vous mordre, de s'enfuir à toutes forces en vous griffant le visage. Plus la Garde fera peser de poids sur les gratte-poussière, plus vous créerez de Révolutionnaires... La Haute a engendré ses propres ennemis..."
Elle le regarde, le sonde. Ses yeux clairs tentant de lire en lui, avant de claquer la langue.
"Tu as sans doute raison," déclare-t-elle, retournant vers le fourneau, attrapant le tisonnier. "La Haute est l'instigateur de sa chute, mais pas de la manière dont tu le penses. Et toi..." Elle s'avance vers lui, levant l'outil chauffé à blanc. "Quand ils te verront pendre au bout de ta corde, c'en sera fini. Tu servira de malheureux exemple."

Il n'y a pas de colère quand elle plaque l'acier brûlant sur ses côtes. Simplement une efficacité quasi martiale qu'elle applique avec soin.
La douleur le cisaille, s'infiltre partout dans son être, faisant éclater des étoiles blanches sous ses yeux. Mais s'il se tend en un arc qui plie toute la colonne, le soulevant de terre, il ne daigne pas émettre un son.
Cette infâme sensation s'arrête, puis recommence. Encore. Encore.

"Donne-moi les cachettes du Ménestrel," lui intime-t-elle. "C'est le plus important pour le moment. On t'a vu avec lui. Tu saurais le dénicher si jamais ce joli cœur fait l'erreur de sortir du giron de cette chère Samson. Dis-moi où il est..."
Il lui dit franchement au nez. Même quand elle plaque le métal sur son plexus et que la douleur l'aveugle.
Jamais il ne donnera Night.

"Tu ris..." Elle l'attrape par les cheveux, levant son visage à hauteur du sien. "Tu ne veux pas faire cesser cette douleur?" Son ton se fait doucereux. "Je pourrais rendre tes derniers jours moins déplaisants, pourtant... Si seulement tu me donnes ce que je veux."
Ghost rit encore. La pauvre.
"Il n'y a rien que tu puisses m'infliger qui me fasse peur..." souffle-t-il, alors qu'elle fronce les sourcils. "Torture moi franchement, Alcestia. Disloque-moi les bras, les jambes, brise-moi les os... Donne tout ce que tu as. Et même ça, ça ne suffira pas. Tu ne peux rien contre moi. Je ne te dirais rien."
"Tu crois que tu peux tenir?" demande-t-elle, n'y croyant pas. Elle le relâche, son menton tombe sur sa poitrine, sans force.
"J'ai grandi au Matin Pourpre," lâche-t-il, la scrutant à travers les mèches sales lui tombant sur les yeux. "Avec le Candyman. J'ai grandi dans la douleur. Je m'en suis fait une amie. Toi... Tu n'es rien qu'une soldat en colère. Tu ne peux pas m'atteindre."

C'est au tour d'Alcestia, qui est allé reposé le tisonnier dans les flammes, de rire.
"Pauvre petit voleur..." elle revient se planter devant lui. "Moi aussi j'ai grandi dans un orphelinat. Tu penses que le malheur de Basse-Ville a fait de toi quelqu'un de spécial... Ce n'est pas le cas."
Il lève la tête vers elle. Si elle se confie sur son histoire, alors cela peut devenir intéressant. Une distraction dans sa petite séance de torture en tout cas.

"J'ai été jetée dans une nurserie quand je n'étais qu'un bébé," raconte-t-elle, comme on expliquerait à un enfant turbulent. "Puis à l'orphelinat de Downside avant que l'armée ne me récupère. Je connais la peur et l'infection au goût de pisse et de larmes. Les draps infectés d'horreur dont personne ne parle. J'ai vu ce système de l'intérieur. Et ça ne fait pas de nous des héros, voleurs. À peine des survivants un peu chanceux. Rien de plus."
Il rit par le nez, petit ricanement dérisoire.
"Félicitation, Maréchale, félicitations. Tu es devenu le monstre que les enfants comme toi redoutent à la nuit tombée."

"Non voleur..." Elle relève son menton, l'obligeant à la regarder dans les yeux. "Ce n'est pas moi le monstre. Le monstre, c'est l'Assemblée, les PrésiDucs... Tous ces pisse-ducats qui font perdurer un système qui a fait de nous des orphelins. Tu aurais pu être à ma place, moi à la tienne, les choses n'auraient rien changé. Ainsi va la vie sous le régime de la Haute. Ce sont eux, ton ennemi, ton enfer. Pas moi."
Elle le relâche, et il est perplexe.
"Mais..." Il l'entend retourner vers le brasero. "Mais c'est exactement ce que la Révolution veut contrer, ce système, et ce pourquoi nous nous battons... Pourquoi est-ce que tu..."
Il se mord les lèvres alors que le tisonnier retrouve le chemin de ses côtes.

"Tu es un idéaliste," lui jette-t-elle, en maintenant le métal sur sa peau un peu trop longtemps. "Donne-moi le Ménestrel, et je te laisse tranquille. Tu ne tiendras pas longtemps à ce rythme là. Cède voleur. Tu sais qu'il te suffit d'une phrase pour que je mette fin à ces douleurs..."
Son corps n'en peut plus, il le sait.
Elle a raison, son esprit commence à lâcher, lui murmurant des "et si..." Ce serait si facile de tout faire cesser, si facile...

Mais non. Il ne cèdera pas.
Aux chants des sirènes de sa cervelle fatiguée, il oppose des images. Un manteau bleu, des boucles noires, des odeurs de peau, une chambre sous les combles de la cathédrale, quelques chansons.
Night.

Ce Poète qui n'est pas le sien. Et qu'il n'espère plus retrouver ailleurs que dans les rares instants où la miséricordieuse main de l'inconscience daigne l'emporter hors de cette cellule.
Il n'en veut pas à Night d'avoir choisi Lou. Il n'est pas en colère, non... Mais il aurait voulu, rien qu'un instant, être aimé de ce barde volatile dont il porte l'image au fond de ses paupières. Peut-être l'a-t-il été... Il n'ose pas l'espérer. L'espoir est un poison pour les gens dans sa situation. C'est en n'espérant plus rien que l'on part tranquille.
Ces moments en la compagnie de Nightingale, où il s'est senti plus chéri qu'il ne l'aurait cru possible lui suffisent. Une telle chance n'est pas donnée à tous. Il mourra heureux, avec ces images.

"Tu t'obstines, voleur..." Alcestia semble étonnée de sa résistance. Qu'elle se lasse. Ou qu'elle continue... Finalement... Cela ne change pas grand chose.
"Peut-être penses-tu que tes amis viendront t'aider..." Elle lui tourne autour, le faisant se balancer au bout de sa chaîne. Il serre les dents. Ses bras lui font mal. "Oh tu penses qu'il vont venir? Qu'ils vont te sauver parce que tu es Embers? Tu t'accroches à cette pensée peut-être?"

Il n'a plus la force de rire. Crache au sol un mélange de glaire et de sang.
"Ils ne viendront pas," dit-il, toussant un peu. "Je sais qu'ils ne viendront pas. Ils savent qu'ils se battent pour quelque chose de plus grand que moi. Ils ne compromettrons pas la Révolution pour quelques prisonniers. Tu te méprends sur eux."
Ghost se retient d'en dire plus, car elle a presque réussi à entrer sous sa peau. S'infiltrant dans ses pires craintes.

Il ne faut pas que les autres viennent. Pour aucun d'entre eux. Ils ne peuvent risquer leur vie pour les sortir de là. Embers n'est pas si important. Aucun de ceux qui sont dans ces geôles ne le sont. Ils sont tous prêts à mourir pour la liberté de Sulver.
Porteur de lumière... Même ici, il y restera fidèle. Pourvu que la Révolution le comprenne...

"Tu as tort," lui assène-t-elle, lui relevant la tête, "si tu penses que ces gens peuvent prétendre à un idéal... Au contraire. Il faut les arrêter. Quand les opprimés se hissent jusqu'au sommet, ils ont tôt fait de se transformer en justiciers assoiffés de revanche. Pire que ceux dont ils voulaient usurper le trône. Non. Il faut que ce soient les forts qui clament le pouvoir. Sinon ce pays est condamné."
Il la dévisage. Atterré.
De quoi est-ce que cette folle est en train de parler.

Alcestia soupire, faisant quelques pas, s'installant contre les barreaux de sa cellule.
"Je vais t'expliquer," commence-t-elle. "Parce que comme tous tes petits copains épris de justice... Tu es dans l'erreur. Vois-tu... Cette belle version de l'Histoire que les Oubliés et ton Ménestrel au grand cœur ont servi lors de l'Indépendance... Elle est fausse."
Il fronce les sourcils, et elle savoure ses effets.
"Oui," continue-t-elle d'une voix presque chantante. "Ces fameux gardiens de la mémoire, drapés de leur noblesse datant de l'Ancien Royaume, soi-disant... Leur mémoire est courte. Et surtout tronquée. Et s'ils ne disent pas tout... C'est peut-être par nostalgie, tu me diras. Comme il est facile de se vautrer dans la gloire d'un temps qu'on a pas connu, n'est-ce pas?"

"Mais qu'est-ce que tu racontes?" demande-t-il, presque malgré lui. Elle essaie de le manipuler, il ne peut en être autrement.
"La guerre avec Atelagne, par exemple..." Explique-t-elle, laissant négligemment glisser son doigt ganté sur un barreau d'acier. "Elle n'a pas été créée par les corporats. Mais par l'Ancien Royaume. Oh, oui... Ce fameux Ancien Royaume. Ce ne sont pas les grands et preux conquérants sans reproche présentés lors de ce charmant spectacle. Non. Ce peuple était une véritable saloperie. Un empire gourmand, avide, vivant d'esclavage, asservissant leurs sujets... Les pays voisins lui faisaient tous la guerre afin de tenter de récupérer les terres qui leur avaient été prises de force. Atelagne n'a de cesse de vouloir anéantir Sulver, car en réalité toutes les villes du Sud, pratiquement jusqu'à Hillmoore lui appartenaient alors. Cet empire... Oh il était bien plus grand qu'aujourd'hui... Eux aussi ont créé leur propres ennemis... Eux aussi sont tombés de l'intérieur."
Ghost pince ses lèvres desséchées. Il n'a jamais imaginé les Dellmers comme des enfants de chœur, mais ce qu'elle lui dépeint là... Est effectivement bien différent de l'image que se font les gens d'Haetharei de leur passé. 

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant