Chapitre 4 : Dansent les flammes vers le ciel.

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 "Tu ne porteras pas ton manteau, donc?"
Nightingale secoue la tête, tendant le pan de tissu bleu soigneusement plié à Jay qui l'inspecte avec attention.
"C'est une cérémonie Dellmer," explique-t-il succinctement.
"Ce n'est pas le manteau que je t'ai cousu," remarque-t-elle, levant un sourcil, avant de placer le précieux vêtement dans sa besace.
Il hausse les épaules.
"L'autre m'a été confisquée dans les geôles lors de mon arrestation."
"Une raison de plus pour faire payer les Casaques," plaisante-t-elle, essayant de lui amener un peu de légèreté. Sans succès.

Soupirant, elle s'approche de lui, redressant son col, fermant les derniers boutons de sa chemise qu'il avait négligé d'attacher.
L'aube n'est pas encore levée sur le brouillard perpétuel de Memory Lane. Seul le clair filet d'une lumière laiteuse découpe sur le ciel encore gris les silhouettes des ThreeSix perchés sur les ruines enneigées environnantes. Leurs fusils chargés tendus haut au bout de leurs bras, prêts à défendre la foule qui s'est rassemblée plus loin.
Nightingale a eu raison de hâter les choses pour cette inhumation, se dit la Ménestrelle. Jamais la Garde n'ira imaginer une telle manifestation à l'air libre à peine quelques heures après leur carnage dans les tunnels.

 Comme convenu, Jay est allée à la rencontre de son ancien apprenti quelques temps avant le lever du soleil. Et si Joy, qui l'a bien évidemment accompagnée, est allé rejoindre les autres, elle, reste avec Nightingale.
Sous prétexte d'arranger la tenue Dellmer qu'il a passée pour l'occasion, elle en profite pour le détailler plus longuement.
Ses traits se sont affinés avec le temps, perdant les rondeurs de la jeunesse bien qu'il conserve cette même mâchoire volontaire empruntée à son père et sa mère adoptive. Mais bien que l'homme que son ancien poulain fougueux est devenu, la force qu'il dégage à présent, la remplit d'une certaine fierté, ses yeux... Les yeux de Nightingale, autrefois flammes dorées pouvant illuminer le monde d'un seul regard bien placé, ne sont plus à présent que de tristes lanternes flottant sur les eaux noires de son chagrin.
Elle le fait se tourner, vérifiant que l'attache de ses cheveux, réunies en un sobre catogan, soit bien sécurisée.

"Ne t'inquiète pas pour tout à l'heure," lui dit-elle d'un ton qu'elle garde intentionnellement doux. "Tu sauras quoi dire."
Il se retourne, l'air vaguement surpris.
"Quoi?" Elle lui sourit, vérifiant que la clé des Dellmers est bien fixée sur son gilet. "Je sais bien que tu as toujours peur de te retrouver à court d'inspiration une fois face à ton auditoire. Mais je ne t'ai jamais vu choisir les mauvais mots. Pas une fois." Face à son sourcil dubitatif, elle a un petit rire. "Bon, pas depuis que tu as plus de dix-sept ans, admettons. Mais ces années sont loin derrière nous, n'est-ce pas?"

 Il ne répond pas, mais l'ombre d'un sourire se perd tout de même sur ses lèvres. C'est tout ce qu'elle pourra en tirer aujourd'hui. Et pour cause...
Toute la nuit, les crieurs publics ont annoncé l'arrestation de nombreux traîtres à l'assemblée ainsi que leur future exécution publique, la veille du mariage de la PrésiDuchesse Langley. La Haute va faire exécuter le Embers des chansons, le héros du peuple... La flamme de Night.
Et bien qu'il ait fallu s'en douter... C'est un nouveau coup dur pour son ancien apprenti.
Il ne s'est pas effondré, n'a pas protesté, crié, ou fait montre de trop d'émotions... Mais elle sait qu'il souffre comme jamais il n'a souffert.
Même après quinze ans, elle connaît ce petit Prince qu'elle a sorti de ses tunnels. Assez pour affirmer que cette triste figure qu'elle a devant les yeux n'est pas son apprenti. Rien d'autre qu'une façade d'acier dissimulant des chairs à vif... Il tient, pour le moment. Pour son peuple, pour la Révolution, pour ceux qui comptent sur lui, sans doute, mais... Quand la carapace s'écroulera...
Elle soupire. Lui renvoyant un sourire qu'elle veut encourageant.
Elle a trop tardé à revenir...

 "Wander était fière de toi," lui dit-elle, lui faisant relever le menton. "Je suis fière de toi, moi aussi. Tu le sais, n'est-ce pas?"
Il semble réfléchir à quoi répondre, quand elle le voit froncer les sourcils, et se pencher légèrement vers elle. Il fixe un point sur sa peau, à la commissure de sa chemise.
"Qu'est-ce que c..." Commence-t-il en avançant la main.
Mais elle rabat les pans de son col, les attachant plus près de son corps.
"Rien du tout," le rassure-t-elle, "il fait simplement un froid de gueux. J'avais oublié à quel point on se les gèle, dans cette satanée ville. La neige n'arrange rien."

Il n'insiste pas, et se retourne plutôt pour vérifier que les ThreeSix présents sur les toits ne voient venir aucun mouvement ennemi. Le fameux Finnegan, dont Jay a déjà longuement entendu parler, a tenu sa promesse de servir de garde rapprochée lors de la cérémonie. Un fascinant personnage, semble-t-il, ce Finn. Il lui tarde de le rencontrer.
Les guetteurs répondent par la négative, bien heureusement.
Nightingale regarde alors vers le fond de la rue dans laquelle ils se sont isolés. En direction du vieux temple en ruine où l'attend la foule qui s'est rassemblée pour ce dernier hommage.
Jay lui tape sur l'épaule. Lui faisant un signe du menton.
Il soupire une dernière fois avant de se redresser de toute sa stature, adoptant cette allure royale qui transparaît parfois sous le vernis de son personnage de Ménestrel insouciant, et de carrer les épaules, s'avançant vers le lieu de la cérémonie.

Jay le suit, quelques pas derrière. L'ombre de sa silhouette, ses larges épaules, avançant vers ce lieu extraordinaire, la cathédrale abandonnée de Memory Lane.
Jadis dédiée à un des dieux du panthéon Dellmer, qui n'a pu être sauvé et descendu en sous-sol comme les autres dû à l'érosion des galeries sous Memory Lane, son toit s'est effondré depuis bien longtemps.
Ne restent plus à présent que des pans de murs gris surmontés d'ogives brisées sifflant dans le vent du nord, doigts fossiles tendus en prière vers le ciel, côtes d'un grand animal effondré, figé par le temps. Aux os de grès recouverts de pans de neige fraîche. Parure glacée sur ce vestige d'un royaume perdu dans les eaux de l'histoire.
Les vitraux se sont depuis longtemps brisés dans les longues fenêtres creuses, découpes de dentelles de calcaire sur ces parois usées. La grande rosace de la nef, que l'on aperçoit au loin, n'est plus qu'un assemblage de pétales fanés dont certains manqueront à jamais à cette fleur de pierre.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant