Chapitre 14 : Le deuil de l'aube.

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 Helen tire sur son cigare, observant la carte sous ses yeux. Laissant Finnegan et Joy lui énoncer les avantages et inconvénients de chaque artère de la ville sur lesquelles ils pourraient installer leurs lignes de défense, sous les remarques acides de Copper, pas nécessairement d'accord avec leur vision de la ville.
La chef des voleurs et le ThreeSix sont rentrés de leur mission dans l'Oeil peu de temps après que Nightingale ait décidé de suivre son frère dans les entrailles de la ville. Et si la contrebandière a été plus que ravie d'apprendre le succès des deux larrons, elle regrette amèrement de ne plus bénéficier de l'expertise de son ami. Night connaît mieux la ville que quiconque.
Sans lui, ces discussions sur le placement de leurs forces encore indistinctes lors de leur assaut dans quatre jours prennent un temps interminable qu'ils pourraient occuper à tellement plus important...

Mais enfin. Enora a assuré sa coopération totale à leur idée. C'est le plus important.
Sa petite chérie de la Haute, si fière, si volontaire... Ils feront de leur mieux pour que rien de fâcheux ne lui arrive. Si ce porc de Hexel, ou cette connasse de Tally posent sur elle leurs vilains doigts crochus, Helen coupera leurs mains elle-même.
Et si Alcestia tente quoi que ce soit... Elle secoue la tête. Inutile de penser à cela.
Bientôt, elle se retrouvera face à face avec son ancienne protégée. Et peut-être enfin, la contrebandière aura-t-elle les réponses aux questions qui la rongent depuis près de dix ans.

Les Maîtres de guildes, présents eux aussi, donnent leurs opinions en faveur de telle ou telle option, chacun désirant éviter les pertes, chacun plaçant judicieusement ses connaissances sur la table.
Les nouvelles du retard de Williams ayant tout changé, ils ont maintenant une journée de plus pour réunir des alliés d'autres villes.
Copper partira au petit matin dans l'espoir de ramener d'autres voleurs. Accompagnée d'Emyl.
Helen n'a aucun doute que son ami reviendra de sa dangereuse mission. Il n'existe pas plus fin combattant dans cette ville. À part la Maréchale qu'elle a elle-même formée, cela va sans dire...

Helen cale ses pieds sur la table, massant sa jambe meurtrie, et s'enfonce dans son fauteuil, lassée de ces débats interminables et pourtant nécessaires. Songeant à aller s'ouvrir une nouvelle bouteille de ces liqueurs que l'on trouve dans le salon de billard... Finn ne lui en voudra pas.
La porte s'ouvre à la volée.
Yuri n'a pas le temps de leur annoncer que l'escouade des geôles est de retour, qu'Helen est déjà debout, devançant presque Finnegan malgré sa cuisse blessée, déboulant les escaliers jusqu'à l'entrée de l'observatoire.

"Poussez-vous!" Elle dégage sans ménagement l'attroupement de civils et de mercenaires amassés devant la porte ouverte non loin du mobile d'acier éclaté, glissant le long du mur rouillé, se faisant une place au premier rang.
Immédiatement, une odeur âcre la prend à la gorge. Si la dispersion de gaz a été stoppée il y a peu, pour permettre à la mission de revenir sans encombre à bon port, certains résidus demeurent dans l'air, le souillant de leur saveur répugnante.
Mais elle s'en moque bien.
Car les voleurs et ThreeSix retournent en effet de leur excursion sur l'île centrale, escortant avec eux une cohorte de prisonniers.

Les plus agiles courent devant se mettre à l'abri.
Ceux-là sont déjà dans un état qui fait grincer la contrebandière. Sales, maigres à faire peur malgré le peu de temps passés là-bas, leurs vêtements souillés de fluides divers...
Mais ceux qui suivent...
Helen serre machinalement le poing sur un de ses mousquets.
Ces membres arrachés, ces blessures parfois encore suintantes, ces hématomes... Les stigmates répugnants d'une boucherie sans nom, sans doute conduite au nom d'une recherche de la vérité sur les agissements de la Révolution.

La foule est partagée entre cris d'effrois de les voir revenir dans un tel état, et larmes de joie quand des familles, des amis, des proches se retrouvent...
L'armée d'Apothicaires envoyée par Véritas les prend immédiatement en charge, les conduisant vers une nouvelle partie de l'hôpital ayant été ouverte en prévision de ce moment.
Mais bien que le retour de ces infortunés soit une merveilleuse chose, ce n'est pas ce qu'attend Helen.
Pas plus que Copper, Finnegan, Luke, Joy...
Qui fixent, le cœur au bord des lèvres, la file sans fin de rescapés, arrivant toujours dans un état plus tragique, revenant des barques amarrées à quelques centaines de mètres de là...
"Mais qu'est-ce qu'ils foutent..." siffle Copper, entre ses dents de cuivre.
Jusqu'à vouloir s'élancer, reconnaissant, de loin, la silhouette d'Emyl, au bout du convoi. Helen la retient. Inutile d'aller se mettre à découvert, les autres arriveront bien assez tôt.
Elle mâchonne nerveusement son cigare, croisant les doigts.

Mais il apparaît très vite que quelque chose ne va pas, au fur et à mesure qu'Emyl, se rapproche, il porte quelque chose... Quelqu'un sur son dos... Et derrière lui, Lou.... La contrebandière lâche la voleuse, se précipitant à sa suite, Finn sur leur talons.
"Emyl!" s'écrie Helen, arrivant à sa rencontre.
"L'hôpital," siffle le sabreur, maculé de sang encore frais. "Vite!"
Helen a à peine le temps de se rendre compte que la personne qu'il porte sur son dos est bien Ghost et que ce dernier est dans un état qui nécessite effectivement des soins plus qu'urgents, qu'elle réalise ce que Lou, juste derrière le sabreur, fermant cette sinistre procession, porte dans ses bras.

Le regard de l'ancien courtisan se voile encore plus quand le hurlement déchirant de Copper perce l'air, vrillant leurs tympans, faisant grincer jusqu'aux plaques rouillées de l'observatoire.
Merv gît contre la poitrine écarlate de Lou. Un trou à son côté. Les yeux ouverts.
Helen n'a aucun doute. Elle a vu trop de cadavres, elle sait reconnaître l'absence de vie au premier regard.
Mais Copper ne peut l'accepter. Après le choc d'avoir retrouvé Ghost dans cet état, Merv...
C'est trop pour elle.

"Il n'y a rien à faire!" Finnegan la ceinture, essaye de l'empêcher d'arracher Merv des bras de Lou qui continue à suivre Emyl, marchant vers les guérisseurs. "Il n'y a rien à faire!"
"Non! Non! Non!" S'égosille Copper. Ses jambes flanchent, elle ne peut se relever. Helen les presse de rentrer vite à couvert, de ne pas rester là. Malgré la relative sécurité du mur d'enceinte, ils sont trop vulnérables.
Il faut que Luke intervienne pour réussir à relever la voleuse, la traînant à leur suite sous la rotonde, dont les ThreeSix ferment déjà la porte.

Un attroupement considérable s'est formé à présent. Muse, alertée comme tout le monde par la nouvelle, tente d'empêcher un Krit en pleine crise de panique de se jeter sur son frère, qu'Emyl a allongé à même le maillage d'acier du sol, tandis que Finnegan et Véritas le débarassent de ce qu'il reste de ses vêtements souillés pour se rendre compte des dégâts, ne prenant même pas la peine de l'emmener à l'hôpital immédiatement.
Luke et Joy tentent de disperser la foule, la tenant à distance avec les loups, indiquant à tout le monde de leur laisser de l'air.
Helen serre les dents.

Le cas du voleur est catastrophique.
Son visage est tuméfié, bien que ces traces de coups là semblent remonter à quelques jours. Ses doigts ont été démis, et ses bras comme ses jambes présentent de nombreuses ecchymoses. Certains os doivent être fêlés, si ce n'est totalement fracturés.
Mais son torse et son dos... Coupures, brûlures, bleus virant au noir... Bon sang, son corps est en charpie... Peut-être pas autant que certains blessés, à qui on a clairement arraché les membres pour les déloger de leurs articulations, mais d'une manière si systématique, qui dénote un tel acharnement...
Une telle barbarie...
Helen sent une colère profonde monter en elle. Une colère qu'elle retient depuis longtemps.
Qu'elle laisse refluer comme une lame froide, marée acide se retirant dans les eaux profondes de sa conscience.

"Comment c'est arrivé?" demande Copper, par-dessus les hurlements de Krit que Muse ne peut calmer. Lou lui a enfin laissé le corps de Merv, qu'elle berce farouchement contre elle, ses yeux injectés de sang braqués sur Ghost.
"Il est mort en sauvant la vie de la personne qu'il aimait," déclare Emyl, le visage grave. "Il s'est comporté en héros. Tu peux être fière de lui."
"J'avais pas besoin qu'il crève pour être fière de lui," souffle-t-elle, caressant doucement la peau froide du front de son ami, écartant les dreadlocks poisseuses de son visage.
Helen s'agenouille pour poser une main sur son épaule. Il n'y a pas de remède à un tel chagrin.

Véritas arrive enfin, une mallette de premiers secours au bout de son bras.
"Il va s'en sortir?" demande la contrebandière, anxieuse.
L'Apothicaire prend le poux du voleur étendu, et rapidement compte de son état. Le si léger froncement de ses sourcils n'échappe pas à Helen, dont l'estomac se noue.
"Il me faut un endroit calme pour m'occuper de lui," annonce le vieil homme. "Certaines plaies sont profondes, et infectées. J'ai besoin de temps, de matériel, et de silence."
"Je n'ai plus de pièces de... libre, mmh"... réfléchir Finnegan. "Ma chambre, je peux lui donner..."
"Donne lui celle de Night," propose Joy, pragmatique, "elle est en haut, près des nôtres, et vide pour le moment."
Véritas est prompt à donner son assentiment. Leur demandant de faire vite, donnant des directives à Finnegan pour qu'on lui apporte du matériel dans les étages.

Luke charge délicatement le voleur inconscient dans ses bras, et part à grandes enjambées, suivit de Krit, refusant de laisser son frère, et de Muse.
"Sauve-le," crache Copper au vieil Apothicaire. "Si celui-là aussi meure, je... je te tiendrais pour responsable."
"Je ferais au mieux, Miss Cooper," salue sagement Véritas, suivant les autres.

Helen les regarde partir. Elle lève les yeux sur Emyl. Droit comme sa lame. Qui n'a pas bougé. "Je suis contente que tu sois rentré," lui dit-elle.
Il a un simple signe d'assentiment. Si son visage ne montre pas le moindre signe d'expression, dans ses yeux noirs, elle lit son mécontentement, sa sensation d'échec, son chagrin...
La contrebandière le connaît bien. Sait que tant que Ghost ne sera pas sauvé, il ne trouvera pas le repos.
"Vas avec eux," lui indique-t-elle, du bout du chapeau. "Je veille sur..."
Elle montre Copper, et Lou, assis autour de Merv.
Il hoche la tête. Bref remerciement. Avant de s'en aller à son tour.

Autour d'eux, les blessés, conduits par Finn et Joy, ont été évacués vers l'hôpital, suivis par leurs familles, et leurs proches. Grâce aux matériel de soin volés durant l'Indépendance, heureusement, ils ne manquent pas de quoi s'occuper d'eux. Ne restent que les voleurs, les entourant d'un cercle respectueux.
Tous connaissaient Merv. Nombre d'entre eux qui pleurent ouvertement. Les plus jeunes, surtout. Les enfants attirés par le remue-ménage, que les adultes n'ont pas pu tenir éloignés.
Des petits que, de ce qu'Helen a compris, Merv, Ghost et Copper ont élevés.
"Il était très aimé..." tente Lou à l'adresse de la chef de Guilde.
"Si tu savais..." renifle-t-elle.
Berçant toujours la dépouille de son ami contre son cœur au milieu de ce champ de complaintes funèbres.

Ce tableau tire un fil désagréable dans la poitrine d'Helen.
Elle a vu déjà tellement de morts, tellement de ces scènes abominables sur le champ de bataille, qu'elle aurait pu s'y croire insensible à présent.
Certains commandants, Mestres, Chevaliers Capitaines, et Maréchaux, arrivent à se détacher de ces misères si communes, indifférents après un temps aux sort de leurs soldats.
Mais elle... Jamais elle n'a pu. N'a pas essayé, de peur de perdre son humanité à tout jamais, de devenir un de ces bouchers qui envoient mécaniquement de pelotons entiers de jeunes recrues se briser contre les lignes ennemies.
C'est pour cette raison, entre autres, qu'elle a déserté. L'horreur de la guerre.
Cette horreur sournoise, qui niche dans les larmes des éplorés.
La Révolution pourra-t-elle apporter une réponse à toutes ces vies fauchées de façon insensée pour des querelles de puissants?
Elle s'accroche à cette certitude. Ce chagrin dont elle est témoin est une injustice qu'aucun gouvernement ne pourrait justifier et qui devra être payé bientôt. Mais en attendant...

"Venez avec moi..." indique-t-elle en se relevant, ignorant sa jambe. "Prend-le dans tes bras, Lou, on va s'occuper de lui."
"Où ça?" La voleuse montre les dents, sur la défensive.
"Lui rendre les hommages qui lui sont dûs," explique doucement la contrebandière.
Les voleurs leur font une haie d'honneur respectueuse, silencieuse tandis qu'ils l'emmènent...

En bas de l'observatoire, enfoncé dans le sol en dessous des machines, a été creusée une grande salle carrée, aux murs de briques grises.
Jadis, elle servait probablement à entreposer des documents et du matériel de recherche pour les grands projets astronomiques que l'Assemblée entretenait avant d'abandonner le lieux aux vapeurs des mines et à l'érosion de Slick Street.
Maintenant, sa taille et surtout le froid qui y règne ont décidé Finnegan à lui attribuer le rôle de morgue.
C'est là que sont déposés, sur des tables de métal soigneusement alignées le long des murs, en de sinistres rangées immobiles, les corps de ceux qui ont récemment succombé à leurs blessures. Et grâce aux nombreux bassins d'eau courante, là qu'ont été préparés ceux inhumés quelques jours plus tôt dans l'ancienne cathédrale.

Helen tire une de ces tables au milieu de la pièce, dans ce silence de silhouettes à jamais endormies, au milieu de ce parfum inimitable de putrescence qu'elle se hait presque de trop aisément reconnaître.
Lou dépose le voleur sur ce piètre piédestal, l'allongeant doucement, avec tous les égards possibles.

Ils s'assemblent tous trois autour du secrétaire de la Guilde.
Copper, d'une main qui tremble légèrement, lui ferme enfin les yeux.
"Tu étais avec lui," sa voix drainée s'adresse à Lou. "Est-ce qu'il a souffert?"
"Non," répond doucement l'ancien courtisan.
Helen dissimule une grimace, portant la main à la chemise percée de Merv. Lou ment.
Une plaie pareille? Au flanc? Une ouverture si large qu'on pourrait y passer deux doigts?
L'intestin a certainement éclaté, tout comme une partie des viscères, il a dû saigner comme un beau diable et vivre un vrai martyr.
Mais Fitzbarkley a raison. Elle aussi aurait menti. Copper le sait probablement, et veut sans doute y croire. La miséricorde est l'arme des survivants contre l'absurdité de l'absence.

"Il est parti en serrant Ghost contre lui," confie Lou, à voix basse. "Je pense qu'il est mort heureux."
Helen lui fait un signe d'assentiment, le remerciant silencieusement pour sa délicatesse.
"C'est jamais facile pour ceux qui restent, pas vrai..." rit faiblement Copper, pour étouffer un sanglot. "Ça lui ressemble bien de se barrer comme une fleur en laissant les autres pleurer après lui."
La contrebandière a un sourire de misère.
Pauvres voleurs... Trop jeunes. Tellement trop jeunes pour tout ça.
Cette petite chef de Guilde s'est battu toute sa vie pour le bonheur des plus démunis qu'elle, sans jamais penser à cette enfance qu'elle n'a pas pu vivre, sans chercher à se construire.
Elle mérite mieux. Ils méritent tous mieux.

"J'aurais dû être avec lui..." Copper prend la main froide de Merv, la serrant autant qu'elle peut. "J'aurais dû être avec eux. Quand on est séparés tous les trois, c'est toujours la merde... Là c'était la merde de trop..."
"Tu n'aurais rien pu faire..." soupire Helen, croisant les bras.
"Qu'est-ce que t'en sais?" rétorque-t-elle, montrant ses dents de métal comme des crocs.
"Parce qu'une dizaine d'autres sont morts en couvrant notre fuite," explique Lou, la bouche pincée. "Ceux-là, on ne récupèrera pas leurs dépouilles. Crois-moi. Tu n'aurais effectivement rien pu faire."
Copper baisse la tête, défaite, un violent sanglot secouant sa colonne. Helen pose doucement sa paume entre les omoplates de la voleuse, la sentant trembler comme une tige secouée par les vents.

"Je veux pas le laisser comme ça..." Renifle la chef de guilde, essuie la joue ensanglantée de son amie. "Il était coquet comme un paon, il n'aurait pas supporté..."
"Il y a ici tout le matériel nécessaire," déclare Helen, décidant d'autorité d'aller remplir un baquet dans une des vasques. Attrapant certaines des grosses éponges déposées là par ceux qui ont avant eux procédé à la triste besogne de préparer des corps.
"Je peux faire ça moi-même..." proteste la voleuse. "C'est mon ami."
"Et c'était un homme de bien," déclare Lou, remplissant sans attendre un autre baquet, le ramenant près de la table. "On va t'aider."
Copper ne sait pas comment exprimer sa reconnaissance. Le fait qu'elle accepte leur assistance est suffisant pour Helen. Si cela peut apaiser quelque peu ses peines, oui, c'est suffisant.
Et si la contrebandière est surprise de voir l'ancien courtisan retrousser ses manches et participer à cette besogne peu commune, elle le garde soigneusement pour elle.

Ils commencent par découper les vêtements maculés de fluides puants. Les jetant dans des bennes pour les brûler plus tard dans l'incinérateur.
Helen a toujours un frisson quand elle voit des corps fauchés en pleine force de vivre, bien avant que le temps ait pu commencer à les frôler de son doigt osseux.
Mais pour autant qu'elle puisse en juger, Merv était beau. Taillé pour l'escalade ou la course, sa peau brune tendue sur ses muscles secs. Quelle pitié...

Copper est presque maniaque en effaçant toute trace de sang et de souillure du corps de son ami, laissant tout de même à Helen le soin de rendre cette immonde blessure presque propre.
Bon sang. La contrebandière serre les dents tout en procédant à sa besogne, en profitant pour se rendre compte des dégâts.
La balle n'a pas été tirée à bout portant, pas de trace de poudre. Mais la taille du trou de sortie n'en reste pas moins délirante. Quel calibre a pu tirer un projectile pareil?
Les Casaques Jaunes auraient-ils bénéficié d'une amélioration de leur armement?
Une fois sortie d'ici, elle doit s'entretenir avec les Apothicaires, et Finnegan, examiner les blessés, confirmer ses craintes.

Au bout de plus d'une longue heure consacrée à de tes efforts qu'ils ne sentent pas le froid qui sort pourtant en givre de leurs bouches, ils ont enfin fini, Copper s'estime satisfaite.
Elle a récupéré la médaille en argent déformée par des années passées entre les dents de son ami, et l'a accrochée à son cou. Helen approuve. Il est bon de garder des souvenirs.
Ils passent au secrétaire de la Guilde une des tuniques blanches et propres qui sont gardées dans un grand placard par les ThreeSix, destinées aux trépassés. Il y en a beaucoup, soigneusement rangées, pliées...
Finn s'attend à de nombreuses pertes, réalise Helen. Il s'est préparé en conséquence.

Une fois habillé, étendu entre eux sur cette table, Merv semble dormir.
Son corps demeurant détendu et souple pour encore une petite heure, peut-être deux, avant d'adopter la rigidité inévitable des chairs mortes.
Copper saisit délicatement sa main brune, aux ongles courts, aux phalanges déliées.
Helen voudrait allumer un cigare, mais se retient. Ce n'est pas le lieu.
Mais elle n'aurait rien contre quelque chose pour lutter contre cette odeur lancinante dont elle ne se défera pas pendant des jours, elle le sait.

Une minutes, ils restent silencieux.
Leur tâche accomplie, les baquets emplis d'eau rougeâtre clapotant à leurs pieds.
"Je..." Copper tousse, serre la main de Merv. "Je sais qu'en ce genre d'occasion, on est censé dire... au moins quelque chose mais... Je..." Elle lève sur Helen et Lou des yeux démunis. "Je ne connais pas ces mots là. Je n'ai jamais rien lu sur la théologie, et... L'orphelinat, les religieux... Je ne crois en rien. Je ne connais pas les dieux. Ni les prières..."
Jamais elle n'a parut aussi jeune...
Helen lisse du plat de sa main la tunique blanche de Merv.
"Je ne les connais pas plus que toi," avoue l'ancien courtisan, à regret. "Je ne suis pas croyant. Williams ne fréquente même pas les temples."
"Comme tous les militaires censés," souffle Helen. "Ceux qui savent que rien ne sert de camoufler nos meurtres derrière une raison divine."
"Toi non plus, donc..." soupire Fitzbarkley.
"Je tue, Lou," lui rappelle-t-elle. "Je ne suis pas femme de foi."
"Mmh..."

Des pas leur font lever la tête.
"Jay?" Helen s'adresse à la Ménestrelle, qui vient d'arriver. "Qu'est-ce que tu fais ici? Où est Nightingale?"
"Encore avec Ash," répond-t-elle, s'approchant d'eux avec respect, les innombrables breloques de sa tenue tintant doucement. "Il arrive au plus vite. M'a envoyé en éclaireur... Et... Joy m'a tenu au courant de votre retour. Ghost est encore entre les mains de Véritas. Je me suis dit qu'il vous fallait de la compagnie."
Elle s'incline devant Copper, qui la dévisage.
"Je suis sincèrement désolée, voleuse. Sincèrement désolée."

Cette arrivée inattendue les a tous pris de court.
Ils la regardent alors que les yeux pâles de la Ménestrelle erreur sur les tables alentour, là où sont déposés d'autres malchanceux.
Helen se retient de lui demander immédiatement quelle décision a prise le nouveau Skynninge. Il y a un temps pour tout, et ce n'est pas le temps de la stratégie, mais celui du recueillement.

La contrebandière ne sait pas encore quoi penser de cette étrange femme. Les relations que l'ancienne Maîtresse des Manteaux Bleus entretient avec son successeur sont, au mieux, tumultueuses. Teintées d'une rivalité qui semble la faire rire, et qui ne laisse pas Luke indifférent. Ce qui est inédit, songe Helen. Jusque là personne n'avait réussi à ne serait-ce que gratter la surface de l'imperturbable Roi des Loups.
Quiconque y parvient mérite un tant soit peu d'être pris au sérieux.
Le Ménestrel adulent Jay, les voleurs l'adorent, les citadins semblent lui manger dans la main... Et Night... L'aime profondément, même si cela a l'air de l'emmerder plus profondément encore.
Un curieux personnage, en somme. Comme tous les Ménestrels, sans doute.

Mais pour le moment, Jay passe lentement devant les tables alignées, l'air hanté, observant les corps qui y sont allongés.
"Plusieurs de ceux-là..." dit-elle finalement de sa voix grave, "ces jeunes Ménestrels couchés de leur dernier sommeil, je les ai vu grandir. Je connais leurs Maîtres. Ils étaient des apprentis de la Guilde. Avant de devenir mes amis, mes protégés."
Lentement, elle revient vers eux, pose ses yeux sur Merv.
"Et pourtant je demeure, alors qu'eux gisent en attendant de rejoindre les champs éternels. Temps maudit où les jeunes partent défier l'intolérable tandis que les vieux attendent en creusant les tombes de ceux qu'ils ont enfantés. Les déposant là où nous devrions être, pleurant à leur place les vies qu'ils ont sacrifiées à leurs espérances."

Copper se mord les lèvres pour ne pas pleurer.
Helen pose une main sur la nuque de la voleuse. Lou baisse la tête.
"C'est l'affreux lot de la guerre," la contrebandière ne peut retenir son ton fataliste. "Cela a toujours été ainsi. Orphelins et vieillards restant pour relever les ruines."
"Les vieux voient mourir les jeunes," soupire Jay, caressant doucement le front de Merv, "les jeunes voient mourir leurs aubes. Et les amants mettent en terre l'autre moitié de leurs cœurs."
"Et est-ce que cela en vaut la peine?" Lou enserre sa poitrine de ses bras, frissonnant dans le froid qui les enlace, maintenant leur besogne terminée.
Helen secoue la tête.
Est-ce que cela en vaut la peine? Elle l'espère.

Jay a un sourire triste.
Doucement, elle présente sa paume ouverte au-dessus de la poitrine de Merv. Les invitant à y apposer les leurs. Ce qu'ils font, un peu perplexe.
"Rendons-lui hommage," décide Jay, avant de s'éclaircir la voix. "Voyons. Cela fait longtemps mais... Ah, oui..."
C'est ainsi que tu pars, et c'est ainsi que je me souviens,
C'est ainsi que tu as été, et c'est ainsi que je t'honore
C'est ainsi que fut ta vie, et c'est ainsi que je la raconte
Toi, qu'en mon coeur j'ai porté, toi que je chéris,
Toi, qui en ma vie est passé, qui en mon âme a fait son nid,
Je donne ces mots pour le ciel, et d'autres pour cette terre...

Helen hoche la tête, à mesure que la Ménestrelle déroule les paroles de cette vieille prière. Approuvant cet éloge funèbre simple, mais d'une beauté sincère.
Si elle en croit le profond soulagement et les larmes que Copper arrive enfin à laisser filer hors de ses paupières, c'était la bonne chose à faire.
Quand leur hommage est terminé, qu'il n'y a plus rien qu'ils puissent faire, Helen entraîne la voleuse à sa suite, remontant vers l'observatoire.
Maintenant, il faut attendre.

Emyl marche en long et en large devant le billard. Nerveux.
Muse a pris la main d'un Krit défait, que l'on arraché de force à son frère. Copper lui tient les épaules.
Tous les membres de la Révolution, lieutenants, chefs de Guildes, derniers membres des Dix Maîtres de la Guilde des voleurs, sont réunis dans ce petit salon, se rongeant les sangs malgré la nuit déjà bien avancée, attendant des nouvelles qui tardent à venir.
Et même Helen, observant Finnegan jouer machinalement avec un mousquet en tirant sur les nerfs de tout le monde encore plus que raison, ne peut empêcher sa jambe de s'agiter contre son gré.

Quand la porte s'ouvre, Véritas a à peine le temps de faire un pas qu'il se retrouve assailli de questions. Il faut toute la persuasion d'Helen, et de Finn qui dépose dans la main de l'Apothicaire aux yeux creusés par l'effort un solide verre de liqueur, pour réussir à l'amener devant l'âtre et lui laisser de l'air.
Il boit son verre presque d'un trait.
"Alors?!" demande Krit, incapable d'attendre plus longtemps.

L'Apothicaire renifle. Helen s'attend aux pire.
"J'ai fait mon possible," croasse-t-il de sa voix sèche. "Je l'ai recousu, désinfecté ses plaies, réaligné ses doigts. Cela dit... Il faudra attendre qu'il se réveille. Ses blessures sont impressionnantes, mais pas mortelles en soi, si on les prend séparément. Mais leur nombre, le sang qu'il a perdu, sans compter la déshydratation et une totale dénutrition... Je ne peux rien garantir. Les miracles... Ne sont pas dans mon domaine d'attribution."

Un épais silence tombe sur la salle.
Copper serre Krit dans ses bras, laissant l'adolescent pleurer contre elle.
Personne d'autre n'ose émettre un son. Même pas Finn. Même pas Luke...
Jamais ils n'auraient imaginer retrouver le voleur luttant contre les franges de la mort. Helen serre les poings, et lutte contre l'envie de jeter son verre d'alcool dans la cheminée, hurlant de rage.
Drachan doit le sentir, parce qu'elle vient se poster à ses côtés, lui apportant son soutien silencieux.
La contrebandière lui en est reconnaissante.
Elle échange un regard avec Emyl.
Le sabreur sait à quoi elle pense. Elle le lit sur ses traits.
Alcestia. C'est Alcestia...
Jamais elle ne s'est sentie si responsable de l'existence de cette fille faite monstre. Qu'elle a elle-même nourri de ses mains.

"Il faut tout de même s'attendre," précise Véritas, comme à regret, "qu'il ne passe pas la nuit."
Copper serre plus fort Krit, à moitié écroulé sur le sol.
"Pas lui, pitié, pas lui, pas encore un..." Murmure la voleuse, que Muse essaye de rassurer, elle-même au bord des larmes.
"Merde...." lance sobrement Finnegan, les traits tirés.
Emyl s'assoit lourdement sur le billard, fixant le sol.

S'excusant auprès de Drachan, Helen va le rejoindre. Posant son épaule contre la sienne. Il touche silencieusement les cicatrices à son poignet.
La contrebandière a le cœur gros. Il ne s'agit pas d'Embers, pas du héros de la Révolution, même pas de la Révolution du tout. Tout le monde ici aimait Ghost. Tout le monde a une dette envers lui.

"Calme-toi, voleuse, calme..." Finnegan tente de rassurer Copper.
"Calme-toi!" aboie-t-elle, manquant presque de le mordre. "Calme-toi! C'est ma saloperie de famille qui est en train de crever! Ma famille!"
"Oui,.." il lui envoie un regard triste. "Crois-moi que je... je sais ce que tu..."

La porte s'ouvre d'une grande poussée.
Nightingale n'a plus l'air si abattu qu'il l'était en suivant Ash à Haetharei, comme si le spectre qu'il habitait ses derniers jours avait enfin desserré son emprise sur lui.
"Les Dellmers rejoignent la Révolution," annonce-t-il, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres. "Ash est de notre côté, mon peuple se battra avec..."
"On s'en tape!" Helen s'est jetée sur lui, l'attrapant par les épaules. "Night. On a besoin de toi. Maintenant!"
Il faut moins d'une seconde à son ami pour comprendre. Son regard change brusquement. L'or devenant volcan quand il glisse sur la contrebandière.
"Mène-moi à lui."

Moins d'une heure plus tard, le calme est enfin revenu.
Helen, assise sur le petit bureau d'acier de cette chambre, regarde son meilleure ami laisser son sang s'écouler directement de son bras vers celui du voleur allongé dans son lit par un petit câble de caoutchouc souple.
Il replace délicatement des mèches de cheveux encore poisseux de fièvre derrière l'oreille du voleur.
Un geste si tendre, si plein d'adoration que la contrebandière ne peut empêcher sa poitrine de se contacter. L'amour n'est pas quelque chose qui l'a accompagné dans sa vie, mais elle sait le reconnaître quand elle le croise. Oh si rarement, il est vrai...
Mais cet amour là... Il est d'une autre espèce... Un amour qui existe dans les contes, que l'on accorde presque jamais à cette créature si banale qu'est l'être humain. Et elle espère qu'il puisse vivre. Cela suffirait à donner un sens à leur croisade, à ses yeux.

Nightingale n'a pas hésité avant de laisser Véritas extraire son sang. S'il l'avait pu, il l'aurait sans doute mené l'opération lui-même.
Mais il a tout de même prévenu le vieil Apothicaire que bien qu'étant membre de la famille royale Dellmer, il avait vécu hors de la Cour, et n'avait par conséquent jamais fait ce cadeau à quiconque. N'étant donc pas en mesure d'en estimer l'efficacité.
Helen n'a aucun doute. Elle a bien constaté ce que le sang de Wander a produit sur Emyl, l'arrachant aux portes de la mort, le laissant moins de deux semaines plus tard avec seulement une cicatrice rose et pleine de santé.
Jamais Night n'a même toussé ou montré le moindre signe de faiblesse durant huit ans de Basse-Fosse, où elle-même a de nombreuses fois lutté contre les fièvres et les privations qui emportaient nombre de leurs camarades d'infortune... Si Wander a pu faire des merveilles, alors Night est peut-être le miracle que réclamait Véritas.

Night, d'ailleurs, qui prend la main de son voleur, la portant à ses lèvres avec d'infinies précautions, la posant contre ses jours pour la réchauffer.
Ghost a des bandages sur tout le torse, mais il ressemble moins à un mort que quand Lou l'a ramené quelques heures plus tôt. Helen pourrait même jurer que les hématomes sur son visage commencent à dégonfler.
"Tu crois qu'il en a pour longtemps avant de se réveiller?" demande à nouveau Krit, assis à côté de Copper, sur le lit de son frère.
"Véritas viendra surveiller l'amélioration de son état," répète une énième fois Emyl, accoudé contre le chambranle de la porte, veillant sur le voleur comme sur leur ami avec l'air protecteur d'un fauve couvant ses petits. Mais lui aussi semble aller mieux à mesure que le souffle de Ghost se fait plus ample.
"Et c'est quand qu'on verra si son état s'améliore?" veut encore savoir l'adolescent.

Copper secoue la tête, se lève, l'entraînant avec elle.
"Allez, au lit, bonhomme," décide-t-elle. "La moitié de la nuit est déjà passée. Tu es épuisé, et moi aussi, on ne va pas rester là..."
"Je reste avec mon frère." Il est aussi buté que possible. Helen se souvient d'Alcestia à quatorze ans... C'était pas un cadeau non plus...
"On ne s'est pas reposés depuis des lustres, même si on reste là, on ne peut rien faire, et tu es épuisé," tente la chef de Guilde, d'un ton poli par l'habitude du contact avec les plus jeunes.
"Je reste avec mon frère." Répète Krit, sans bouger, Emyl levant un sourcil devant cette obstination. "C'est ma chambre."
Les ailes du nez de Copper se pincent. Elle va ouvrir la bouche.

"BlackBird."
L'apprenti Ménestrel se met debout, comme relevé par l'autorité empreinte de douceur de ce ton que seul Nightingale sait invoquer.
"Va dormir," reprend Night, lui glissant un sourire un peu lointain. "Dès que la situation s'améliore, je t'appellerai. Je te le promets."
L'adolescent hésite une seconde, puis, avec un dernier regard vers son frère, il hoche la tête.
"Toi aussi tu as besoin de repos, Night," lui dit la voleuse, avec plus d'affection que la contrebandière ne lui a jamais vu pour quelqu'un d'autre qu'un de ses protégés.
"Plus tard, je vais bien," de sa main libre, il prend la sienne, la serrant doucement. "Veille sur BlackBird."
"Veille sur Ghost," répond-t-elle, s'avançant juste assez pour déposer un léger baiser sur le front de Night, à la grande surprise d'Helen et Emyl.

Elle est vite partie, entraînant l'adolescent à sa suite, les laissant tous les trois face au voleur endormi de son trop profond sommeil.
Helen se glisse aux côtés de Night tandis qu'Emyl en fait de même.
Leur ami continue de contempler Ghost, avec une révérence qu'on n'octroie qu'aux statues des plus beaux temples. Une paix profonde s'inscrivant sur ses traits.

"Merci."
Ce mot pourraient tout aussi bien venir des profondeurs de la terre tellement Nightingale semble l'avoir tiré des abysses de son être.
Emyl et Helen se regardent.
Ils comprennent les implications de ce merci.
Merci pour Ghost. Merci d'être là. Merci de ne pas m'avoir laissé. Merci...
Et juste comme ça, Emyl sourit. S'agenouillant près de Night, posant sa tête sur le bras de son ami.
"Pas de quoi."

Helen prend le temps de s'accouder sur la chaise sur laquelle Nightingale est assis.
"Quoi que tu décides," lui annonce-t-elle, "on va se battre. La Révolution continue."
"J'avais bien compris..."
Il vérifie que le dispositif soit bien installé, regardant son sang s'écouler lentement, ramenant petit à petit son voleur à la vie.
"Je pars demain avec Copper," explique à son tour Emyl. "Enfin, demain... D'ici trois heures. Je serais de retour la veille du mariage. Avec des renforts."
"Les forces de la dernière chance au secours d'Hillmoore," ironise Helen, détachant la petite branche de gui qu'elle porte toujours à son col, la faisant rouler entre ses doigts.
Si fragile, et pourtant, capable d'étouffer des chênes entiers, abattant tout dans sa prolifération, faisant siennes les carcasses des géants sur qui elle grimpe.
Parfois... Les plantes de son hospice lui manquent.

"Quand je suis allé à Haetharei tout à l'heure," commence Night, ses doigts passant doucement sur le visage de Ghost, vérifiant son souffle, la chaleur sur ses joues, "Ash m'a avoué avoir beaucoup réfléchi ces derniers jours. Et il se trouve que moi aussi j'ai beaucoup réfléchi. À mon implication dans cette histoire. À l'héritage que je pensais devoir porter. À ma part de responsabilités..."
Helen entend son sourire plus qu'elle ne le voit. Laissant cette musique lui réchauffer l'âme.
"Je me suis cru condamné par mon sang," poursuit Nightingale, "par les espoirs de mes aînés, de ma lignée... Mais tout comme c'est cette lignée qui m'a ciselé, peut-être trop profondément parfois, trop abruptement sans doute, c'est ce qui dort dans mon sang qui me pousse vers l'avant, qui m'a gardé en vie. Et ce que je décide de faire de ces cadeaux... Je pensais que cela déterminerait le destin de ceux qui me suivraient, sans jamais bâtir le mien. Vivre pour les autres n'était pas un choix. Car on ne peut vivre pour soi quand on n'existe que dans le futur de ceux qu'on veut aimer sans pouvoir rien leur offrir d'un être qui n'existe même pas pour lui-même...."
Helen presse l'épaule de son ami. Si fière de lui.

"Quoi Nightingale," persifle gentiment Emyl, "tu t'aimerais donc un peu, au délà de tes artifices et de tes faux-semblants?"
"Au moins à moitié autant qu'on t'aime, ce serait déjà pas mal," ajoute la contrebandière.
"Mmh..." Night répond d'un nouveau sourire. "Je n'oublierai plus cette leçon en tout cas. Je sais ce que je veux faire, et je veux le faire pour moi à présent. Pour mon avenir autant que pour le votre."
"Impeccable," Helen tente de camoufler son excitation derrière un masque stoïque. "Et donc?"

"Tu as eu raison de me montrer ce qu'est devenu notre idée de Basse-Fosse, gibier de potence. C'est beau ce que peut devenir une telle idée entre les mains de gens enfin sincères. Mais je ne pense pas que j'ai envie de laisser d'autres continuer sans moi notre Révolution."
"Voyez vous ça," Helen ne peut retenir le rictus triomphal sur ses traits. "Notre Révolutions."
"Notre," taquine Emyl. "Comme dans, à nous? Comme dans toi avec nous?"
"Notre, comme dans nous Quatres de Basse-Fosse," Nightingale lui renvoie un coup d'œil chaleureux.

La contrebandière a l'impression de revivre.
Elle était préparée à devoir mener ce combat sans son ami à ses côtés. Mais cela aurait perdu tellement de sens à ses yeux.
Son retour... Lui donne de l'espoir. Si Night est de leur côté, elle est persuadée de cheminer dans la bonne direction. Il est son Nord. Emyl et elle seront sa main.
Et Enora... Enora est le vent dans leurs voiles.

Nightingale se penche vers Ghost, écoutant son souffle. Vérifiant délicatement ses bandages, le touchant à peine, le traitant comme une porcelaine brisée, lissant ses blessures du bout des doigts, laissant sa vie, ce merveilleux don du sang accordé au pire de la pire des pestes, glisser lentement dans les veines de cet enfant de rien que tout un pays appelle de ses prières.
Helen a l'impression de contempler un tableau. Une scène sacrée dont elle serait le témoin.
Et hésite à les laisser vivre cet instant privilégié, pour aller enfin prendre du repos.

"Puisque nous avons du temps," propose Nightingale, mettant court à ses projets de sommeil de plomb dans le lit de Drachan, "vous n'avez qu'à m'expliquer pourquoi vous aviez tellement besoin de moi pour aller chercher Enora. Et ma gentille place dans tout ce projet."
"Tu veux parler stratégie militaire à quatre heures du matin?" renifle Helen. "Enragé."
"Qu'est-ce qui te dit qu'on t'a prévu une place dans nos plans, t'es peut-être pas invité," place Emyl, s'asseyant précautionneusement sur le bord du lit, lui aussi vérifiant la bonne santé de Ghost.
"Crache le morceau, Vincent, tu es prévisible," renvoie Night, amusé.
"Au moins autant que toi, GreyCoat, et ça en dit long sur ton choix d'entourage."
"Tu as essayé de me tuer," persifle gentiment Nightingale. "D'où cette marque à ton poignet. Effectivement il semblerait que j'ai un faible pour des amitiés compliquées."

"La moitié de tes amis ont essayé de te tuer," arbitre Helen. "Ça ne fait pas d'Emyl quelqu'un de spécial."
"Merci bien," le sabreur lève un sourcil, presque insulté.
"Parfait, Night," reprend la contrebandière, ravie de voir qu'ils se retrouvent, mais pressée d'aller rejoindre sa compagne de chambrée. "Pour Enora..."
"Enora n'a pas essayé de me tuer, par exemple..." souffle Nightingale à Emyl qui lui renvoie un regard blasé.
"Pour Enora," insiste Helen," tu te souviens de ce tunnel sous High City... Celui où ton père..."
"Je m'en souviens parfaitement."

Ghost bouge très légèrement dans son sommeil. Night vérifie son poul, un sourire sur les lèvres. Avant de poursuivre.
"Je t'écoute, gibier de potence, explique moi comment je vais devoir ramper dans le cauchemar de mon enfance pour qu'on aille ensemble sauver notre meilleure amie..."
Helen a un petit rire. Il a vu clair dans son jeu. Parfait.
Le cœur léger, elle commence à lui détailler leur plan.

Dehors, le vent souffle sur Hillmoore.
Plus fort, plus froid. Traînant derrière lui des promesses de nouvelles neiges. Des nouvelles des grands champs du nord.
Les girouettes s'affolent en tourbillon au sommet des toîts d'ardoises du Coeur, et des élégants dômes de Keepers Street, soufflant sur les vieux pavés des Vieux Faubourgs, les élégants dallages de High City, la boue de Money River...
S'infiltrant dans chaque rue, chaque avenue, allée sombre, arrière cour encombrée... Claquant des volets, fermant des portes, élevant haut le dessin clandestin de ces drapeaux dorés envahissant les rues, aussi invasifs que la plante qu'ils représentent.
Un murmure, une clameur, une chanson. Une promesse, une prophétie, une oraison.
Nous triompherons, réclament les rues.
Nous triompherons, battent les drapeaux.
... et nous survivrons, répond le vent.
Nous survivrons.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant