Chapitre 7 : Cage de verre, fille de fer, héritières.

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 La calèche s'arrête enfin.
Enora sent sa respiration se bloquer dans sa gorge et se force à expirer calmement par le nez.
Il faut attendre que les premiers suivants se soient positionnés le long de du parvis avant de pouvoir démarrer la suite de la procession.

Dans le véhicule, l'atmosphère est si lourde que l'air semble fait de poix. Pesante, tapissant leurs bouches empâtement leurs langues.
Dehors, on entend les bruissements de la foule réunie pour l'événement. Mais les stores des portières ont été baissés afin de préserver l'effet de surprise jusqu'au bout et la PrésiDuchesse ne peut voir ce qui l'attend.
L'Oncle Langley semble presque aussi nerveux qu'elle, à ceci près que lui peut se permettre de le montrer. Cela semble d'ailleurs profondément agacer son épouse, qui roulerait sans doute des yeux à les faire se retourner dans leurs orbites si son masque de bienséance n'était pas si profondément agrafé à son visage fardé.

On toque à la porte.
Sans attendre, Tally prend une grande inspiration, affichant un air de satisfaction non feint, et descend du véhicule avec des gestes affectés, Philippe Langley suivant sagement derrière elle.
Enora la voit saluer la foule encore cachée à ses regards, puis se tourner vers l'intérieur du véhicule, présentant sa main. La PrésiDuchesse déglutit de répulsion.
Mais la mariée ne peut se dérober.
Elle saisit la paume tendue de la Lady, et descend péniblement du carrosse, suivie de ses gens d'honneur.

La foule chamarrée et clinquante de toute la Haute dans ses plus beaux atours laisse échapper un soupir d'étonnement autant que de ravissement devant la splendeur de cette apparition.
Le harnachement de cette robe venue d'un autre âge, âge resplendissante de pierrerie répercutée par les rayons pâles du soleil, ce voile qui dissimule ses traits avec élégance, cela a de quoi surprendre, Enora leur accorde...

Le menton haut, elle reprend la lente marche de cette farce nuptiale.
Tally insiste pour prendre le bras de la mariée, et la guider. A-t-elle peur que sa proie lui échappe, même maintenant?
Les suivants emboîtent le pas à cet étrange couple, baissant les yeux. S'engageant dans l'allée tapissée de fleurs fraîches déposées sur la neige. Allée encadrée par les premiers gens d'honneur, ainsi que par les dizaines de Gardes Jaunes qu'Alcestia chapeaute sans faillir.
Et si, parmi les invités, certains s'étonnent de cette débauche de militaires déployés pour un simple mariage, ils n'en disent mot. Même la Haute a appris à craindre la Maréchale.
Enora constate tout de même avec un certain plaisir que les soldats sont nerveux. Et pour cause... Vu l'heure, Demi-Terre doit déjà être à feu et à sang...
Eux aussi doivent craindre que la Révolution ne les atteigne.

Tout devrait être féérique. Depuis la neige blanche encadrant la place, déposée en poudreuse sur les contreforts du bâtiment, aux formidables tenues d'un public déjà conquis... Encore ignorant de ce qui se déroule en Bas. Tout le gratin du pays, tous les PrésiDucs, les CorpoBarons, les dignitaires étrangers, les voilà à contempler avec fascination ce qu'ils savent être le début d'une nouvelle ère pour Sulver.

Mais que personne ne s'y trompe.
Ce triomphe est celui de Tally, et d'elle seule.
Son époux, posté sagement de l'autre côté de la mariée, ne fait qu'office de figurant.
C'est la Lady qui marche victorieuse, traînant sa victime jusqu'aux portes de son autel sacrificiel. C'est elle qui a tout à gagner.
Les autres, ont tout à perdre. Certains le perçoivent peut-être, mais ne disent mot. Pourtant, ils doivent bien se rendre compte, ces beaux messieurs-dames, que leur règne s'achève aujourd'hui... Mais que peuvent-ils y faire?

Que doit-on ressentir, se demande Enora en observant Tally, quand on frôle des doigts l'accomplissement de plus de vingt ans d'une vengeance soigneusement filée dans l'ombre?
En ce moment, alors que ses propres plans, ceux de la Révolution, s'apprêtent à trouver leur résolution, la PrésiDuchesse se sent étrangement proche de leur ennemie. Ce qui ne lui plaît guère...

Enora n'ose pas lever les yeux.
Elle ne s'accorde qu'un bref coup d'œil furtif au grand bâtiment devant eux, et manque de trébucher d'horreur.
Le soleil monte doucement derrière les arêtes de verre de la cathédrale, faisant miroiter l'édifice en un formidable prisme coloré. Immensité de verre et d'acier qui surplombe l'Iris à sa pointe la plus haute...
C'est là, plantés au bout de pieux de métal, que Tally a tenu sa sinistre promesse.

Pendant au bout du promontoire sur lequel est juché la cathédrale, près de la balustrade donnant sur la ville et le fleuve, des corps. Cadavres noircissant cerclés d'acier, se balançant dans le vent du nord.
Les voleurs abattus dans les geôles. Mort en libérant Ghost.
Présentés comme des poupées macabres. Un avertissement.

Enora voudrait hurler. Hurler de terreur et d'ignominie.
Hurler pour réveiller les inconscients qui regardent passer la procession nuptiale sans un égard pour ces jeunes corps exposés là, mangés par les corbeaux, rongés par les vers.
Si elle ne les a pas remarqués plus tôt c'est que personne ne semble s'en soucier.
Ce ne sont que des Révolutionnaires après tout. Des gens d'en Bas. Des exclus, des traîtres... Ils ne méritent pas la miséricorde des puissants, sans doute. Ce sinistre trophée couronnant la vision enchanteresse de leur sinistre parade...
Sans que quiconque ne s'en émeuve.

La PrésiDuchesse ne sait pas si elle doit remercier ses années passées à perfectionner sa façade d'indifférence, mais elle réussit à garder contenance, à ne pas battre un cil, à ne pas trébucher.
Dans son cœur pulse une profonde rage qui annihile ce qui restait de peur en elle.
Quand les portes s'ouvrent et que la mariée passe le seuil de la cathédrale, elle n'est plus que résolution sombre. Tout cela doit cesser. Par tous les moyens possibles.

Les chants angéliques qui commencent dès que la mariée pose le pied sur le tapis de brocard pavant l'allée centrale jusqu'au chœur frappent Enora comme une insulte.
La révérence de ce moment, la solennité froide de ces murs de verre colorés en ce lieu soi-disant saint tandis que les invités se placent autour de l'allée centrale, à leur place et qu'avance la lente procession nuptiale... Là bas, où Hexel attend en compagnie du prêtre, devant cette chorale de jeunes gens en tenue blanche...
Sinistre comédie.

Mais chacun suit le rituel, chacun prend place tandis que la suite nuptiale continue sa lente progression. La robe de la mariée si large qu'elle ne peut avancer qu'en se balançant maladroitement de gauche à droite, tout en faisant autant d'effort que possible pour rester élégante, accrochée à son bouquet comme un équilibriste à sa perche.
Nul doute que si Tally n'était pas là pour la retenir, elle aurait déjà chuté.

Cependant, l'œil d'Enora est attiré par un léger remue-ménage au milieu de la Garde qui continue à les escorter même à l'intérieur de ce bâtiment sacré.
Elle peut voir, au coin de sa vision, l'arrivée d'un Chevalier Capitaine en Casaque Pourpre. Un soldat d'en Bas. Si étrange dans ce lieu.
Enora se mord la langue pour ne pas sourire.
Sa présence éveille quelques murmures parmi la foule tandis qu'il se glisse le long de la travée, pour parler à Alcestia, heureusement non loin d'eux, au milieu de l'allée.
La PrésiDuchesse observe la Maréchale contracter sa mâchoire lorsque le militaire lui glisse quelques mots à l'oreille, avant de le renvoyer rapidement.

Enora est trop heureuse quand la soldate s'avance vers Tally, avec toutes les précautions pour ne pas perturber la procession, et ce malgré le regard furieux de la Lady.
"Ce n'est pas le moment, Maréchale," siffle-t-elle entre ses dents. Bas, mais pas assez pour que la PrésiDuchesse ne puisse pas saisir quelques mots de cet échange.
"Demi-Terre..." murmure la Maréchale en fureur. "Une attaque... Milliers de participants... Guildes... Citadins... Les Ménestrels... Vers la Grand-Place..."

La PrésiDuchesse ne comprend pas tout mais elle a saisi l'essentiel, et tend imperceptiblement l'oreille pour entendre la réponse de la Lady.
"Ces idiots devraient avoir compris la leçon," persifle cette dernière. "Ils ne savent pas quand s'arrêter. Cela n'a aucune importance. Les troupes en Bas s'en occuperont."
"Le voleur..." souffle Alcestia. "Il y a Embers avec eux. Ils ne se rendront pas..."

Enora voit Tally soupirer longuement, mais sans perdre le sourire placardé sur son visage, ou même ralentir une seule seconde. Elle demeure étrangement calme.
Et elle fait bien, car les invités installés le long des bancs dans les travées commencent sérieusement à s'interroger de cette intervention.

"Rien qui ne puisse être géré," murmure-t-elle entre les crochets de son rictus de façade. "S'il faut les massacrer jusqu'au dernier, nos soldats s'en occuperont, et ramèneront ce bâtard de voleur pour qu'on le pende à la fin de la cérémonie."
La Maréchale semble moins que convaincue. Mais Tally resserre sa poigne sur le bras de la mariée qui chancelle.
"Reste-là," souffle la Lady à la soldate. "Fais bonne figure devant les diplomates le temps que cette formalité soit achevée. L'important se passe ici. Tout sera bientôt terminé."

Son aplomb déstabilise profondément la PrésiDuchesse.
Alors même que la ville est à feu et à sang, Tally n'en a cure? Est-ce la certitude de savoir les armées d'Hexel et du nord si proches qui lui donne une telle contenance? À-t-elle à ce point confiance dans les capacités de la Garde? Ou bien possède-t-elle encore quelque chose dissimulé dans sa manche qui pourrait annihiler la Révolution en un tour de main?

Obéissant à contrecœur, Alcestia reprend sa place le long de l'allée centrale.
Enora a à peine le temps d'entendre Tally souffler à la soldate qu'elle ne doit quitter la cathédrale qu'en dernier recours, qu'elle sent le suivant derrière elle donner une brève poussée dans son dos.
"Qu'est-ce que tu fais? Avance!" lui souffle-t-il.

Se reprenant, elle baisse de nouveau la tête, et reprend sa place dans le cortège, désirant tout sauf se faire remarquer. Mais heureusement pour elle, l'assistance est focalisée sur les mouvements des Gardes et de la mariée, et personne ne remarque cette suivante distraite.
Ses mains se resserrent sur le bouquet destiné aux gens d'honneur.
Devant elle, Lucia reste imperturbable dans son rôle, et sous son voile.
Dans ce carcan émeraude qu'elle a revêtu quelques heures plus tôt, au mépris du danger, au nez et à la barbe de la maisonnée Langley.

Enora a peur pour elle.
Mais c'est une idée de sa sœur, et si jamais Helen et Night devaient prendre du retard, leur petite diversion pourrait bien suffire à créer une zizanie suffisante pour déstabiliser quelque peu Tally.
Lucia a voulu être en première ligne. Et La PrésiDuchesse dois avouer que sa position présente lui permet de mieux observer ce qui se déroule que si elle n'avait été elle-même à la place de la promise.
Un choix stratégique... Qu'elle veut croire pertinent.

Tandis que le chœur chante aux abords de la nef, sa cadette avance.
Vers Hexel qui la regarde avec des yeux avides. Vers la lumière resplendissante des vitraux constellant les murs.
La corne du couteau s'enfonce dans la paume d'Enora. Répercutant les battements sourds dans ses veines.

La mariée est arrivée devant l'autel. S'installant sagement auprès du futur époux fier comme un limier devant sa prise.
Les gens d'honneur s'agenouillent dans l'allée.
Le prêtre lève les mains, réclamant le silence.
La cérémonie va commencer. 



(omg plot twist.) 
(que tout le monde avait vu venir, c'est vrai. )

La Ballade du Pont des Anges - Tome 3 : EnoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant