CHAPITRE II

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Jeudi 20 juin 1940, Vorselanges.




Trempée de sueur, je me réveille en sursaut après un cauchemar bien sordide. Le chant du coucou de l'horloge comtoise me parvient depuis le rez-de-chaussé. Lentement, ma respiration retrouve son rythme normal.

Je passe une main dans le rideau que forment mes cheveux devant mon visage puis me lève.

A peine ai-je franchi le seuil de ma porte, que la délicieuse odeur torréfiée de café me chatouille le nez. Il faut en profiter me dis-je, bientôt nous n'en aurons plus.

L'oncle Émile me salue avant de partir au travail et je déjeune donc seule dans la cuisine.

Une demi-heure plus tard, revêtue d'une robe à épaulettes carrées vert sapin cintrée à la taille par une fine ceinture marron, j'enfourche ma bicyclette pour me rendre à la mairie, accompagnée par le chant mélodieux des mésanges.

Ce matin, je suis conviée par le maire à travailler sur la simplification du recensement de la population. Ce dernier souhaitait avoir mon opinion sur la manière dont nous pourrions améliorer la sensibilisation des Vorselangeais à cette cause.

- Tu as de bonnes idées mon p'tit ! me félicite-t-il gaiement.

Son sourire jovial retrousse sa moustache en guidon et ses yeux rieurs accompagnent sa bonne humeur.

- Il m'arrive d'avoir des idées intéressantes, ris-je avec lui.

Soudain, un son étrange interrompt immédiatement nos rires respectifs.

Pendant une fraction de secondes, je lis dans les iris du maire une réponse silencieuse à ma question muette.

Nos sourires s'estompent en synchronisation. Nous restons immobiles sans dire un mot.

Des martèlements durs sur le bitume, une symphonie rythmée, des claquements de bottes...

- Impossible...murmuré-je comme pour moi-même.

Mon cœur redouble ses battements. Une sueur froide serpente le long de ma colonne vertébrale.

Je me lève brusquement, manquant de renverser ma chaise. Je m'approche de la fenêtre et mes mains tremblantes s'accrochent désespérément au rebord.

Les claquements gagnent en intensité et cela confirme l'inimaginable.

Monsieur Larcher m'a rejoint et scrute la place du village, une main paternelle posée sur mon épaule.

Le son des bottes frappant la route monte crescendo, balayant avec lui tous les espoirs, tous les projets, toute la bonne humeur du jour.

L'air peine à se frayer un chemin jusqu'à mes poumons.

Mon pire cauchemar se matérialise tout à coup devant mes yeux ébahis.

Les voilà.

Les vert-de-gris.

Les schleus.

Les boches.

Les envahisseurs.

Je dois rassembler toutes mes forces pour ne pas flancher.

Par dizaines, ils déferlent sur la place du village devant nous. Leurs uniformes verts de gris impeccablement soignés complètent la rigidité de leurs visages dénués d'expression. Ils s'alignent par rangée en martelant le sol de leurs bottes noires cirées à la perfection. Une vraie démonstration de force. Le voilà, le grand aigle germanique refermant ses griffes sur notre petit village.

À Ceux Qui Nous Ont OffensésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant