Chapitre 17

9 3 0
                                    

23 décembre 2020Les jours passent et malgré tout, mes trouvailles sont restées jusque là, sagement enfermées dans mon dossier

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

23 décembre 2020
Les jours passent et malgré tout, mes trouvailles sont restées jusque là, sagement enfermées dans mon dossier. Je suis tellement obnubilé par ces feuilles que je ne suis absolument pas concentré au travail. J’enchaîne les imprécisions et les erreurs de planning. Par chance, Arnaud repasse derrière moi. J’ai honte, mais c’est plus fort que moi, je n’arrive pas à me les sortir de la tête. Je fais tout pour m’occuper, pour m’évader, naviguer dans des eaux moins troubles. Aujourd’hui, j’ai pris la décision de confier toutes ses recherches à Malik, j’ai besoin de prendre du recul, de respirer un peu.
— Tu vas quand chez tes parents ? me coupe Malik en remuant son café.
— Demain soir… Mais limite je me demande si ça ne me laisse pas le temps de me convertir pour échapper à ces festivités.
Ma remarque a le don de faire rire mon interlocuteur. Ne plus manger de porc, ne plus boire d’alcool, être circoncis pour échapper à Noël, je ne suis pas sûr d’en être capable.
— T’es con ! J’ai beau être musulman, je n’y échappe pas. Ça fait partie de la culture et du folklore français. Je sais que c’est pas ton truc, mais ça fait du bien.
Honnêtement, devoir voir ma famille n’est clairement pas ce que j’appelle un moment joyeux. Ma mère est adorable et tente de faire de son mieux, mais mon père n’arrive malheureusement pas à accepter mon séjour en cure. Pour lui, je ne suis qu’un faible qui a cédé à la facilité en se droguant. À ça, on ajoute mes grands-parents paternels assez intransigeants sur les bonnes manières, une tante portée sur la boisson, un oncle qui ne fait que des blagues salaces et des cousins absents. Chaque année, ils ont forcément les meilleures excuses pour ne pas venir, voyage à l’étranger, gastro, repas dans la belle famille. Tandis que même complètement anesthésié par la drogue, j’étais présent. D’ailleurs cette fête ne m’a jamais paru aussi douce qu’à ce moment-là. Je chasse cette idée et reviens aux côtés de Malik.
— Tu as raison… Mais je n’ai toujours rien acheté… Je crois qu’on peut clairement dire que c’est mal parti pour moi…
Il ne me laisse pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, se lève, saisit un papier et un crayon. Il liste tout ce qui pourrait plaire à des gens de sa génération, mais il omet l’aspect bien trop traditionnel et classique de ma famille. Les coffrets week-end et bien-être ne sont vraiment pas pour eux, mais devant son enthousiasme, je n’ose pas le couper. Je l’observe concentré sur sa feuille. Ses yeux noirs ne cessent de vérifier ce qu’il a écrit. Tout comme moi, on ne peut lire sur son visage le chemin qu’il a parcouru. On ne sait pas que derrière ce Maghrébin sportif se cache un adolescent chassé de chez lui à dix-sept ans, qui a enchaîné les petits boulots. On ne peut savoir que sa femme l’a quitté en plein cancer et qu’à sa guérison, il est tombé dans la dépression et l’alcoolisme. Cet homme, dont le sourire semble toujours rayonnant, est pour moi l’image parfaite du survivant, du combattant. Synonyme de courage, c’est un vrai modèle.
— Merci Malik.
Mais un remerciement ne sera jamais assez, pour lui offrir ma reconnaissance, mon admiration et ma gratitude.
Je soupire lourdement et prie pour que ce calvaire prenne fin rapidement. Je n’en peux déjà plus des remarques sur ma tenue à laquelle il manque une cravate, sur mes cheveux un peu trop longs pour eux, sur mon absence d’ambition, sur mon physique désormais trop musclé. Tout y passe, mais le pire est le discours raciste de mon grand-père qui me donne envie de vomir. Par chance, Arnaud finit par intervenir afin d’éviter un esclandre de ma part. Je lui adresse un signe de tête et me reconcentre sur le repas. Mais mon esprit s’évade à des kilomètres d’ici. J’imagine Constance dans une belle robe noire qui mettrait sa taille en valeur et un joli maquillage pour faire ressortir la douceur de son regard.
— Joan, tu en veux ? me propose Jeanne en me tendant une assiette.
Je retombe sur terre, regarde la table et constate la multitude de plats qui défilent sous mon nez. Les huîtres, les coquilles Saint-Jacques et les escargots n’ont eu que d’autres effets que de me retourner l’estomac. Alors quand le tour du foie gras et du saumon fumé arrive, je ne me fais pas prier pour me servir abondamment.
— On dirait un sauvage qui n’a pas mangé depuis des années.
Je lève les yeux au ciel et laisse glisser la remarque sur moi. Je pense à ma mère et je sais qu’elle espère une fête sans encombre.
— On dirait toi qui vois une bonne bouteille de grave, lance mon oncle à ma tante, en ricanant grassement.
Classe et délicat, tout ce que j’adore venant de son mari. Il s’agit du beau-frère de mon père et honnêtement je n’arrive toujours pas à comprendre ce que sa sœur a pu lui trouver il y a quelques années, c’est un personnage grossier, imbu de lui-même et irrespectueux.
— En même temps, qui refuserait un vin de qualité ? soumet mon paternel.
Sortir une pirouette pour ne pas faire de vagues. Je suis lassée qu’on laisse cet ivrogne doublé d’un goujat évacuer tout ce qui lui passe par la tête.
Lorsque le sujet des activités arrive, je sens les regards se poser sur moi. Je sais que tout le monde aimerait savoir ce que je fais en dehors de mes heures de travail. À vrai dire depuis mes cures, seul mon frère connaît l’existence de Malik et Justine. J’ai besoin de préserver mon jardin de tout ce qui pourrait être source de jugement.
Mais lorsque je vois la mine de ma grand-mère après ma réponse, je saisis bien vite que je ne pourrais pas garder mon calme.
— Tu sais, tu devrais vraiment t’engager dans une association. Après tout ce qu’il s’est passé dans ta vie, il est important de se racheter une conduite. Il faut que tu œuvres autour de toi, que ton chemin sur terre ne soit pas entaché par ton écart. Tu sais le père Paul m’a rappelé l’autre jour…
— C’est gentil, mais mon quotidien me satisfait.
— Le père Paul pense qu’une retraite te ferait…
— Je m’en fous !
J’explose. Je ne peux plus l’entendre parler à chaque fois que je la vois de mes erreurs. Je sais que j’ai fauté, mais ce n’est pas en me le rappelant à chaque repas que je peux avancer. Je n’ai pas besoin d’elle pour le savoir.
— Joan, ça ne va pas de parler comme ça à ta grand-mère ! s’exclame ma mère.
— Excuse-moi, je reprends, je m’en badigeonne les testicules avec le pinceau de l’indifférence. Ça vous semble plus classe maintenant ?
Je me souviens parfaitement de ce moment où Constance m’avait sorti cette expression. J’avais ri, un rire franc, simple et naturel. Elle m’avait dit qu’elle me servirait un jour et encore une fois, elle avait raison.
— Tu devrais avoir honte ! gronde mon père en se levant. Ce n’est pas comme ça qu’on t’a élevé.
Son regard noir défie le mien. Je ne tiens plus. À mon tour, je me relève, jetant ma serviette blanche sur la table.
— Je n’en peux plus d’entendre tout ça. Il était où ton dieu Mamie, quand je servais de punching-ball ? Et toi, Papa, qui prône de belles et grandes valeurs, comme le respect, l’acceptation des autres, le pardon, pourquoi tu ne peux pas juste tourner la page ?
Sans attendre de réponse, je quitte la pièce et sors de la maison familiale. Je pousse un cri de désespoir, évacue ma colère et décide de prendre la voiture de ma mère. Comme d’habitude, la portière est ouverte et les clés sont cachées sous le siège. J’ouvre le portail électrique et mets le contact. Je ne prends pas le temps d’attendre que tout chauffe, j’ai besoin de fuir, de penser à autre chose qu’à cette famille au jugement hâtif.
— Tu comptais partir sans moi ?
Je sursaute à l’entente de la voix d’Arnaud. L’inquiétude a de nouveau pointé le bout de son nez et trace cette petite ligne entre ses deux sourcils bruns. J’aimerais le rassurer, lui dire que je vais bien, mais ce n’est pas le cas. Je suis ravagé par ma rage, rongé par son absence, épuisé de leur opinion. Je voudrais juste respirer sans craindre d’exploser à chaque souffle.
Sans lui offrir de réponse, je passe la première et quitte le domicile de mes parents. Le bruit de la gomme sur le goudron me détend suffisamment pour ne pas craquer pendant ma conduite. J’erre dans les rues de Versailles, sans adresser un mot à mon aîné. Je n’arrive pas à faire le tri de mes pensées. Je suis en colère contre la terre entière. Je tente de rester concentré sur le bitume, de respecter le code, mais c’est impossible. Après quelques kilomètres, je finis par me garer et poser mon front sur le volant. Le silence s’installe dans l’habitacle et je savoure ce moment.
— Je sais que tu ne veux pas parler de tout ça, mais j’ai toujours été là, je suis là et je resterai là.
Il a raison, il ne m’a jamais lâché même quand son corps a servi de punching-ball pourtant aucun son ne parvient à franchir mes lèvres. S’il savait un dixième de ce que j’ai vécu, il ne s’en remettrait pas et arrêterait de croire en la nature humaine. Je refuse d’éteindre cette flamme qui le caractérise, celle de croire qu’il y a généralement une part de bon en chacun, un peu comme elle…
Elle. Je me demande ce qu’elle fait, fête-t-elle Noël ? Est-elle avec ses proches ? A-t-elle quelqu’un sur qui se reposer ? A-t-elle son Arnaud ? A-t-elle des enfants autour d’elle pour croire encore à la magie de ce moment ? Tant de questions qui rongent mon esprit et qui m’empêchent d’être dans ma réalité.
— J’ai peur Joan. J’ai peur qu’un jour tu ne sois plus parmi nous, j’ai peur de devoir expliquer à mon enfant que la terre a perdu celui qui m’a poussé à devenir un homme bien. Je ne veux pas avancer sans toi.
Ses propos me frappent en plein cœur. S’il pouvait simplement lire en moi et saisir que je ne peux plus tenir le coup.
— Je sais que tu ne veux pas parler de cette fille qui était avec toi, mais peut-être que tu devrais…
— Tu ne devrais pas laisser Jeanne aussi longtemps seule avec eux, lâché-je violemment.
Je ne peux pas lui parler de Constance. Je le connais suffisamment pour savoir que s’il savait quoi que ce soit, il se chargerait de la retrouver, mais c’est mon devoir.
Il comprend que je ne suis pas prêt à en parler et ne relance pas la conversation. J’en profite pour reprendre la route et le ramener chez nos parents.
— Dis à Jeanne que je suis désolé pour ce soir. Je vous souhaite un joyeux Noël à tous les deux.
Je me gare sur le trottoir et attends qu’il sorte de la voiture. Je vois son hésitation, mais pour le moment j’ai besoin de me retrouver avec moi-même, sans personne. Sa main se pose sur la poignée, il ouvre la porte et sort. Ses gestes sont lents et lorsqu’il s’apprête à refermer, il se baisse et me fixe.
— Joyeux Noël, Joan, souffle-t-il. Et que tu le veuilles ou non, l’an prochain, tu ne seras plus seul. Je t’en fais la promesse.
Il claque la portière et se dirige rapidement vers la maison familiale.
L’an prochain… Je n’arrive même pas à imaginer ce que je ferais dans un mois alors dans un an… Le papier millimétré de ma vie s’effrite et je sombre avec lui. Je ne sais pas ce que je suis en train de faire, mais je sens que le chemin que j’emprunte peut-être à double tranchant. Je souffle lourdement sur mon siège. Je reprends la route et essaie de me vider la tête. Je pense au travail, au parkour, à Justine, à Malik. Je n’ai pas le droit de flancher, je dois me battre seulement ce soir je suis épuisé. Ma famille aura finalement eu raison de toute la motivation qui me restait. Après avoir rejoint et erré dans les rues, je trouve enfin ce que je cherchais. Je vais le regretter demain, mais je craque. Je me gare et laisse mon subconscient me guider. J’entre dans cette supérette et me faufile dans les rayons. Je trouve rapidement le Graal et passe en caisse. Achat sous le bras, je retourne dans l’habitacle pour rentrer chez moi. Quelques kilomètres plus tard, je laisse le véhicule sur une place devant après de mon appartement et monte les marches quatre à quatre. Je jette mon manteau sur le fauteuil, pars en cuisine, récupère ce qu’il me faut et m’installe sur le canapé. Je dépose ma trouvaille sur la table basse. Je fixe la bouteille face à moi et me demande qui d’elle ou mon esprit peut me ravager le plus. Une gorgée suffirait à apaiser un tant soit peu la douleur qui m’oppresse depuis des mois. Je suis en pilote automatique, mes doigts se posent sur le flacon frais, je verse le liquide transparent et hume l’odeur qui s’en échappe. Je me sens fébrile. J’attrape le verre et le porte à mes lèvres…

N'enferme pas nos coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant