Chapitre 3

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16 octobre 2020

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16 octobre 2020

Je reçois un violent coup de poing à l’épaule me tirant de ma torpeur et croise le regard bien sombre de mon ami.
– J’ai pas pris toutes ces mandales pour rien, donc lâche le morceau au lieu de cogiter.
J’aimerais pouvoir lui dire la bataille qui se joue en moi, lui parler de ces yeux noisette qui me hantent chaque fois que mes paupières se ferment, mais j’en suis incapable.
– C’est elle ? souffle-t-il en me lançant une serviette au visage.
J’acquiesce. Quoi qu’il se passe dans ma vie, qu’importe qui croise mon chemin. C’est elle. Sans elle, je ne serai plus là. Derrière chaque rencontre, j’espère croiser son regard, sentir son odeur, entendre le son de sa voix. Ne plus croire qu’elle est un mirage, que mon esprit est devenu fou. Non, je m’y refuse.
– Elle me manque, ça me tue…
Mes propos s’éteignent avant même de ne pouvoir en dire plus. Je me souviens encore de la dernière fois où nos pupilles se sont croisées, cette lueur qui m’a brisé le cœur. Elle a abandonné. Il l’a tuée.
– Tu veux toujours pas que je te file un coup de main pour essayer de la retrouver ?
Je sais que sa proposition part d’un sentiment honorable de sa part, mais j’ai déjà essayé de la chercher et cela s’est soldé par un échec. Et malheureusement, cela a eu des conséquences terribles et je refuse de replonger. Elle a choisi de rester dans l’ombre, d’être introuvable comme si elle n’avait jamais existé et je ne peux pas lui en vouloir.
– C’est gentil Malik, mais je n’ai rien de bon à lui apporter. Si elle a vraiment réussi à s’en sortir, elle est sûrement mariée avec deux enfants dans un bel appartement Haussmanien. C’est tout le bonheur que je lui souhaite.
Dire cette phrase à voix haute est une véritable torture. J’espère sincèrement qu’elle va bien, mais une part égoïste aimerait qu’elle ne m’ait pas totalement oublié, mais cela fait bien longtemps que je ne crois plus en rien. Je n’attends pas la réponse de mon partenaire d’entraînement et me relève sans attendre. Je ne veux pas épiloguer, sous peine de craquer. Je saisis ma serviette et me dirige sous la douche. Je veux sentir la chaleur de l’eau ruisselant sur ma peau, effacer chaque sensation, être de nouveau vierge de tout sentiment. Je dois me ressaisir, je n’ai pas passé plus de deux ans à me battre pour retomber dans les moments les plus sombres de ma vie. Cette période est finie, révolue, close. 

Après une toilette rapide, je propose à Malik de sortir avec moi ce soir pour boire un verre. Je sais que ce n’est pas dans ses habitudes, mais avec lui, je n’ai pas besoin de jouer double jeu. Aujourd’hui, mes vieux démons semblent se débattre pour remonter à la surface, mais je ne céderai pas alors je tente toutes les parades possibles pour y parvenir.
Je récupère mes affaires et indique à Malik le lieu et l’heure du rendez-vous. Le trajet retour me paraît interminable tant il est rongé par mes pensées. Enfermement, violence, angoisse, espoir, disparition, drogue, combat. Les paysages défilent sous mon regard tout comme les souvenirs qui me rongent. Tant de moments que je n’arrive pas à faire taire en cette date anniversaire. Je réalise que j’ai encore l’après-midi devant moi, de longues heures à tuer en silence. J’essaie de ne pas stresser, mais je connais mes failles et celles-ci semblent plus en vigueur que jamais. Seulement à peine ai-je le temps de poser un pied chez moi, que Justine me tombe dessus.
– Putain Jo, tu saoules. Il a fallu qu’Arnaud m’appelle pour que je sache que ça fait cinq ans aujourd’hui. Je sais que je suis juste un plan cul, mais quand même !
Elle me prend immédiatement dans ses bras et frotte mon dos. Je ne sais lequel de nous deux elle essaie de réconforter, mais étrangement, elle apaise mon angoisse. Je sais que sa présence va m’obliger à garder la tête hors de l’eau pourtant une part de mon être est ailleurs. Je ne cesse de fixer la bibliothèque. Elle renferme dans une boite tout ce qui me hante. J’ai besoin de la voir, là maintenant, cela en devient presque obsessionnel. Comme une dose d’oxygène dont j’ai besoin pour respirer de nouveau. Alors que Justine desserre son étreinte, je la détaille et remarque qu’elle n’est pas repassée chez elle pour se changer ce matin. La connaissant, elle a dû passer au Starbucks du coin, s’y installer et dessiner avant de repartir dans son appartement. Malheureusement pour elle, mon frère a dû la couper dans son élan. Je lui propose donc d’aller se doucher pendant que je prépare le déjeuner, enfin du surgelé réchauffé. Intérieurement, je remercie celui qui a inventé les plats tout prêts en sachet qu’il suffit juste de verser dans la poêle. Je dépose les assiettes, les couverts et décide de céder lâchement à ma pulsion. J’ai besoin de voir son visage, d’admirer son sourire, d’observer chacun de ses traits, de me perdre dans son regard. J’ai un putain de besoin d’elle, comme elle me le soufflait. Je m’assois en tailleur face à l’étagère, enlève la dernière rangée de livres qui bloque l’accès à ce coffre si précieux. Mes doigts trouvent rapidement l’objet de ma convoitise. Ma pulpe caresse la finesse du bois et mon être retrouve un semblant de quiétude. Je saisis la boîte et l’ouvre délicatement. Je fais défiler tous les bouts de papier qu’elle contient et tombe sur le Graal.
« Disparue le 15 août 2015 — Constance Lacroix »
Soudainement mon cœur se serre et tout remonte à la surface. Son minois est juste là, face à moi, elle existe, je ne suis pas fou. La douceur de ses lèvres contre les miennes, ses larmes lorsqu’il me fait sortir de la pièce, l’odeur de sa peau, ses cris quand il la torture, la chaleur de son corps contre le mien, les marques sur ses bras…. Rien ne nous a été épargné. D’être humain nous sommes passés à marionnettes. De simples poupées de chiffon qu’on manipule au gré des envies d’un esprit vicieux, malade. Un goût métallique se propage dans ma bouche et me ramène immédiatement cinq ans en arrière. Mes narines semblent se remplir de poussière, d’anciennes douleurs refont surface et la voix de notre bourreau retentit dans ma tête : « Et si on jouait ? » Constance hurle, pleure et se débat, tandis que je suis cloué au sol. Je l’implore de ne fixer que mon visage, mais elle se noie dans son angoisse.
– Jo ? Joan !
Je suis secoué brutalement, je ne veux pas la laisser là, seule. Une violente gifle me percute et me force à ouvrir les yeux. Je me retrouve nez à nez avec Justine, qui semble ne pas comprendre. Je réalise que je me suis laissé emporter par mes sombres souvenirs, j’ai replongé en enfer en quelques secondes. Je suis véritablement brisé, bon pour personne.
– C’est elle ? souffle-t-elle en tenant le papier entre ses doigts.
Je perds soudainement le contrôle. Je sens mes muscles se crisper et mon cœur battre à tout rompre. Elle vient de franchir la limite que je lui ai imposée. La colère commence à monter et je lutte pour ne pas exploser en plein vol.
– Pose cette feuille tout de suite, lâché-je brutalement.
Je respire un grand coup et lui retire l’objet de mes tourments. Sans attendre, j’attrape son poignet et la mets à la porte de chez moi, sans un mot, sans aucune explication. Mes yeux s’embuent et je déglutis difficilement. Je me précipite dans le salon et ramasse le coffret que je cale fermement contre moi. Tout ce qui est relatif à ces cent dix-sept jours est caché dans cet écrin de bois. Chaque brochure de presse y relatant notre enfer, chaque cauchemar retranscrit dans des carnets, chaque chose en lien avec ce drame, tout est à l’intérieur, telle la boîte de pandore. Je recule lentement et glisse le long du mur. Je ferme les paupières et tente de calmer ma respiration qui subit encore les assauts de ma rage.
– Pourquoi ? Pourquoi ?
Je hurle à m’en époumoner. C’est cette inlassable question qui revient sans cesse me hanter. Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter tout cela ? Cette interrogation n’a jamais eu de réponse qui trouve grâce à mes yeux. Je hais viscéralement la pseudo explication que l’on m’a fourni il y a cinq ans : « Ce n’est pas de votre faute, vous étiez là au mauvais moment, au mauvais endroit… ».
Alors comme un vieux réflexe enfoui profondément, je me mets à chantonner :
— She calls out to the man on the street
“Sir, can you help me?
It’s cold and I’ve nowhere to sleep
Is there somewhere you can tell me?
He walks on, doesn’t look back
He pretends he can’t hear her
Starts to whistle as he crosses the street
Seems embarrassed to be there”

La douce voix de Constance me revient en mémoire et je retrouve cette sérénité qui me manquait. Mes muscles se détendent, mon visage se relâche et mon esprit semble revenir d’un passé chaotique. J’ouvre les yeux et réalise que je viens de mettre à la porte ma seule amie. Je me relève, dépose le coffre et retourne chercher Justine. J’ouvre délicatement et fais face à ma confidente en larmes. Je ne suis pas surpris. Je sais que derrière ses grands airs, son assurance et son caractère de chien se cache une demoiselle fragile et cette fois-ci, je ne l’ai pas épargné.
– Je… je… su… suis dé… désolée Jo, bégaie-t-elle entre deux sanglots.
J’aimerais lui dire que c’est moi, mais j’en suis incapable. J’ai la gorge nouée de constater les résultats de mon comportement. La voir dans cet état me brise le cœur. À coups de deux longues enjambées, je réduis l’espace qui nous sépare pour la prendre dans mes bras. Respirant son parfum, je trouve enfin le courage de lui parler.
– Excuse-moi Juju, je vais mal aujourd’hui et je n’arrive pas à gérer tout ça…

Je regarde une dernière fois mon reflet dans le miroir et je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Mon visage fait peine à voir. Je sors tout droit d’un vieux film de zombie, pourtant cet après-midi sous la surveillance de Justine, j’ai pu me reposer un peu, mais rien qui ne puisse apaiser mes tourments. Je soupire lourdement, saisis mes clés et quitte mon appartement. Je dois me dépêcher afin de prendre mes marques. Rapidement, j’aperçois mon échappatoire de ce soir et me sens presque soulagé de ne pas être seul pour affronter tout cela.
J’entre dans le bar et analyse minutieusement mon environnement. Je repère une sortie de secours, mais aussi tous les espaces en retrait. J’ai besoin d’avoir une vue complète du site. Sans attendre, je m’installe à une table, dos contre le mur, rien ne peut m’échapper. J’ai un réel impératif de contrôle et malheureusement les lieux festifs sont ceux qui m’obligent à être le plus vigilant. Les yeux rivés sur la porte d’entrée, je prie pour que Malik ne tarde pas trop. En plus de moi, je note qu’il y a six hommes, dont deux qui ont une carrure dessinée grâce aux prots. Rien de bien méchant, juste de la gonflette pour impressionner. Quant aux trois femmes présentes, elles semblent fêter un anniversaire. J’aimerais tellement les avertir de ne pas boire plus que de raison, de rester lucides et sur leur garde, mais encore une fois je m’abstiens.

Je passe la carte en revue et commande comme d’habitude un cocktail sans alcool. J’essaie de ne pas ressasser ma journée, mais j’en suis incapable. Au mal être vient s’ajouter la culpabilité de ce que j’ai fait subir à Justine. Si seulement aujourd’hui j’arrivais à faire taire mes émotions, mais cela relève du miracle. Je tente alors en vain d’occuper mon esprit. Sirotant mon jus de fruits, je remarque qu’une des demoiselles a le regard fixé sur moi. Décidément, je semble être une proie de choix pour la gent féminine, mais elle n’a aucune idée du bourbier qui peut l’attendre. Mon cœur n’existe plus, mon cerveau n’est qu’un enchevêtrement de défaillances psychologiques et mon corps n’est que le souvenir visible de mes tortures.
Je sors soudainement de mes pensées quand je sens mon téléphone vibrer.
× Jo, je suis là pour toi, si tu as envie. J’espère vraiment que tu ne m’en veux plus pour cet après-midi… ×
Ce SMS venant de Justine ne m’étonne pas, comment lui en vouloir alors que je suis le seul responsable de tout cela. Je pense que j’ai besoin de solitude pour cette nuit, car j’ai conscience que mes cauchemars risquent d’atteindre leur apogée.
– Salut mon pote !
Je relève les yeux et fais face à Malik. Je constate qu’il a fait un véritable effort vestimentaire, lui qui est plutôt adepte des sweats. Il arbore une belle chemise associée à un jean clair, c’est tellement étonnant de le voir ainsi. Je me lève et le salue avant d’appeler le serveur. Je nous commande deux jus de fruits.
– Comment s’est passé ton après-midi ? T’as fait quoi ? Tu as trouvé de quoi t’occuper ?
Je connais l’interrogatoire qu’il est en train de me faire passer et c’est son rôle. Je sais que ça ne sert à rien de vouloir embellir la vérité alors je tente d’être totalement transparent.
– J’ai passé le reste de la journée avec Justine, mais j’ai déconné. J’ai ressorti ma vieille boîte, j’ai craqué. Je sais que tu avais dit que c’était une mauvaise idée de garder tout ça, mais j’en ai besoin Malik…
Il m’écoute attentivement et acquiesce tandis que je lui livre mon faux pas auprès de ma meilleure amie. Je sais qu’il ne me jugera pas, d’ailleurs je le fais suffisamment pour deux.
– Joan, je suis ton parrain, pas ton père. Je suis là pour te filer un coup de main pas pour t’engueuler. Je sais ce qui t’est arrivé donc je comprends. Mais t’as besoin de parler. Alors, dis-moi ce que les journaux n’ont jamais dit. Vide ton sac.
Ma gorge se noue, je sais que je dois lui dire la vérité. Il a vu les entailles corporelles, mais il ne sait pas les cicatrices que je cache au plus profond de mon être…

N'enferme pas nos coeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant