1. Clark

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Laissez moi vous dire une chose : les avions ne sont pas conçus pour les gars de la campagne. Les gens qui ont grandi au grand air comme moi et ont l'habitude d'avoir toujours de la place pour étendre leurs jambes, y compris dans leur voiture, ne sont génétiquement pas faits pour être pliés en deux pendant une période plus ou moins longue. Encore moins dans trois avions.

 C'est pourtant que ce j'ai fait. Partie hier de Portland dans l'Oregon pour New York, je me suis ensuite plié dans un second vol direction Paris, puis dans un troisième en partance pour Marseille. Plie, déplie, plie, déplie... j'ai l'impression d'être un putain d'accordéon. 

— Est-ce que tu peux éviter de t'asseoir jambes écartées comme si tu risquais d'écraser tes énormes couilles sinon ? Je t'ai vu sortir de la douche la dernière fois, elles ne sont pas si grosses que ça. Et au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, t'es pas tout seul dans cette voiture. 

Vous savez ce qui est pire que de jouer les contorsionnistes dans un siège minuscule coincé entre les toilettes et un couple en pleine lune de miel ? Finir le périple à l'arrière d'une voiture, installé entre mes deux frères. Dante et Beckett sont aussi cassés par le voyage et grognons que moi, ce qui rend notre proximité8forcée plus que pénible. Le trajet entre Marseille et le domaine viticole où nous nous rendons ne dure même pas une heure, pourtant le nombre de regards noirs que ma mère nous a jetés dans le rétroviseur depuis notre départ dépasse largement son record. 

Je ravale donc la réplique acerbe que je destinais à Dante et me contente de lui filer un coup de coude bien senti. Il s'apprête à répliquer quand Jean, notre chauffeur et le quatrième mari de ma tante Adrienne tourne sur une allée de terre bordée d'arbres énormes. Allée au bout de laquelle apparait soudain une maison que jusqu'ici je n'avais vue qu'en photo. 

— Waouh ! 

J'admets, on a déjà fait plus éloquent. Mais essayez donc de vous lancer dans un discours à peu près correct après vingt-quatre heures de voyage et huit heures de décalage horaire pour voir ! 

La bâtisse avec ses murs de pierres blanches, ses tuiles d'argile orangées et ses nombreuses fenêtres aux volets verts dégage une impression à la fois chaleureuse et sophistiquée. À l'image de sa propriétaire qui jaillit par la porte dès le moteur de la voiture coupé. Déjà hors du véhicule ma mère court se jeter dans les bras de celle que nous appelons tante Adrienne. 

En réalité, Adrienne n'est pas ma tante. Mais cinq années passées sur les bancs de l'école d'œnologie à prouver leurs valeurs à une bande de machos ont fait d'elle et ma mère les meilleures amies du monde. Si bien que trente ans, cinq maris et six enfants plus tard, elles s'appellent toujours au moins une fois par semaine et se retrouvent tous les étés pour évoquer leurs vieux souvenirs et en créer de nouveau. 

Sauf qu'en général, c'est Adrienne et ses filles qui viennent nous rendre visite dans l'Oregon et non l'inverse. Raison officielle : nos étés sont plus supportables que les leurs. Raison officieuse : Adrienne a bien plus d'argent que nous et donc les moyens de financer sa venue tous les ans. Et pourtant nous voilà. Car cette fois-ci, ma tante a trouvé un argument imparable pour nous offrir le voyage. 

Argument qui s'est présenté dans notre boite aux lettres il y a dix mois sous la forme du faire-part de mariage d'Effie, la fille ainée d'Adrienne qui se trouve également être la filleule de ma mère et ma meilleure amie depuis toujours. L'enveloppe contenait également six billets d'avion. Et ma mère a eu beau râler, protester et tempêter que c'était trop d'argent, Adrienne n'en a pas démordu. Aussi, parce que ce qu'Adrienne veut, Adrienne l'obtient, ma mère a fini par céder. 

Voilà comment, après avoir pris des dispositions concernant le ranch, nous avons quitté les États-Unis pour la Provence, laissant le soin à mon père et à mon frère ainé de nous rejoindre dans quelques jours. 

— Bienvenue au domaine, mes chéris ! s'exclame Adrienne à moitié dans sa langue natale, à moitié dans son anglais au délicieux accent. 

Elle me gratifie d'un câlin de bienvenue et dès que ses bras se referment autour de moi, je suis enveloppé par le parfum à la fois fleuri et poudré qui est associé à mes meilleurs souvenirs d'enfance. 

— Je suis si heureuse que vous soyez là pour un mois. Bien sûr, il va y avoir beaucoup de choses à préparer pour le mariage, mais les filles vont être ravies de vous voir. Elles vous attendaient avec impatience. À cet instant, comme convoquée par la voix de sa mère, une jolie tête brune apparait à la fenêtre juste au-dessus de nous. 

— Vous êtes là ! J'y crois pas ! Ne bougez pas, j'arrive ! Et aussi vite qu'elle est apparue, Effie disparaît à l'intérieur de la maison. 

Effie est une tornade, toujours en mouvement, toujours entrain de prévoir mille choses à la fois et d'avoir dix idées minute. De sa mère, elle a hérité sa peau dorée et ses pommettes hautes, de son père, ses cheveux noirs et ses yeux couleurs lagons. « Belle à faire pleurer les anges », aime à dire ma mère quand elle parle d'elle. Mais au-delà de son visage de madone, Effie est surtout drôle, bruyante, passionnée et très démonstrative. Tout l'inverse de sa sœur. 

Si Effie est le fruit du premier mariage d'Adrienne, Matilda est celui du second. D'abord adorable petite fille qui nous suivait partout et réclamait qu'on lui lise des histoires, elle est devenue une adolescente secrète et farouche qui préférait la compagnie des livres à celle des humains. Il me tarde de les retrouver toutes les deux. 

Aussi quand un bruit de cavalcade retentit dans la maison, je me prépare à voir débarquer Effie. Mais à ma surprise, ce n'est pas elle qui apparait, mais une tempête de boucles châtain qui se jette droit dans les bras de mon petit frère en poussant un « Dante ! » retentissant. 

Pas particulièrement surpris, il attrape la nouvelle venue au vol et la fait tournoyer dans un éclat de rire. Mais c'est seulement quand il la repose au sol et la serre fort contre lui en lui murmurant un « Salut Tilda » que mon cerveau ralenti par la chaleur et la fatigue se remet en marche. Et que je reconnais en la très jolie jeune femme pendue au cou de mon frère, façon koala sur son eucalyptus. 

— Matilda ?

Boys in books are betterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant