9. Clark

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Après vingt minutes de route à écouter ma copilote massacrer des tubes de pop, nous voilà enfin à destination.

— Par quoi on commence ?
— Un petit-déj ! s'exclame Matilda.
— Les corvées d'abord, la bouffe ensuite, mademoiselle Vinicio Fiona.
— Voilà ce que je te propose : tu vas chercher le papier et moi, je vais chercher un petit-déj.
— Et qui va me guider jusqu'à la papeterie, hein ?

Matilda jette un regard de chagrin très exagéré à la boulangerie puis me fait signe de la suivre dans un dédale de rues. Quelques minutes plus tard, elle pousse la porte d'un magasin. Je suis aussitôt assailli par une odeur de papier. Matilda pour sa part semble aussi à l'aise que si elle était chez elle. Elle va même jusqu'à saluer la gérante de la boutique de deux bises assorties d'une discussion très rapide en français. Un instant, je me demande pourquoi Effie a tenu à ce que je l'accompagne. J'obtiens ma réponse quelques minutes plus tard :

— Mais ils ont tous la même couleur !
— Pas du tout !
— Bien sûr que si : blanc, blanc, beige, blanc, beige clair, beige foncé, gris, beige et... oh quelle originalité... Du blanc.
— Quel manque de respect pour le nuancier des couleurs. Apprends que ça, c'est oie blanche, ça dentelle délicate. Et les autres sont coquille d'œuf, albâtre, blanc cassé, tourterelle, champagne, ivoire et crème.
— Tu inventes !
— Je suis on ne peut plus sérieux. Mais le vrai problème n'est pas la couleur, mais le grammage du papier. Ta sœur veut un 120 grammes, mais la seule teinte disponible, c'est dentelle délicate, sauf que celui qu'Effie a déjà acheté est champagne. Mais en champagne, ils n'ont que du 150g et ça...
— C'est du papier ! Qui va prêter attention à la couleur d'un simple morceau de papier ?
— Ta sœur, la perfectionniste en chef ?
— Oh pitié !

Le temps que j'envoie des photos à Effie et reçoive son choix final, même couleur, mais dans un grammage différent, Matilda semble au bord de l'implosion.

— Voilà une bonne chose faite.
— À ce rythme-là, on ne va pas seulement rater le petit déjeuner. Le déjeuner et le dîner vont y passer aussi. On devrait se répartir les tâches.
— Je ne sais pas si je peux confier une mission à une fille qui ne fait pas la différence entre coquille d'œuf et écru.
— Alors donne-moi des choses à faire qui ne nécessitent pas d'avoir travaillé chez Pantone ! J'aimerais pouvoir rentrer bosser un peu sur mon livre avant que la nuit ne nous surprenne.
— Encore un nouveau livre ?
— Le quatrième et dernier de la série, histoire de la clôturer en beauté.
— C'est génial sorcière ! On est tous super fiers de toi, tu sais. J'ai hâte de recevoir un exemplaire de celui-ci pour l'ajouter à ma collection.

Matilda se fige au milieu de la rue. Puis elle ferme les yeux un instant et inspire profondément, comme pour se donner du courage.

— Je peux te poser une question ?
— Tu ne viens pas de le faire ?

Son regard sérieux me décourage de la taquiner plus.

— Je t'écoute.
— Qu'est-ce que tu en as pensé ?
— De quoi ?
— De mes livres.

Un vif sentiment de malaise s'empare de moi. C'est une question délicate et je réfléchis à la réponse qui risquera le moins de la blesser. Avant que je n'aie trouvé, elle détourne brusquement le regard.

—Tu sais quoi, oublie. On parlera de ça plus tard. Fais-moi voir cette liste.

Soulagé, je lui tends le morceau de papier sur lequel Effie a griffonné ses demandes puis l'écoute m'expliquer comment aller jusqu'au drugstore où je dois commander quelques mille deux cents pots de confitures miniatures pour les paniers-cadeaux des invités. Une fois chose faite, elle se dirige dans la direction opposée à la mienne et se retourne à la dernière minute.

—Essaye de ne pas te perdre !

Et elle disparaît entre les étals du marché. Il me faut trente minutes pour parvenir à trouver le magasin et trente minutes supplémentaires pour revenir jusqu'à la voiture. Quand j'arrive enfin, Matilda y est adossée, ce qui ressemble à une viennoiserie dans la main. Un sourire narquois étire ses lèvres quand j'approche. À cet instant, je jure, telle une Mégara moderne, que «non, non jamais, je n'avouerais...» que j'ai un sens de l'orientation digne d'une palourde. Plutôt me raser la tête ou bouffer du gravier que d'admettre que...

— Tu t'es perdu ?
— Je me suis perdu.

Et une assiette de cailloux, une ! Je vois cette sale peste se mordre la joue pour se retenir de rire. Puis elle croque dans sa viennoiserie, un sourire totalement désarmant aux lèvres.

— Je rêve ou tu te moques de mes difficultés d'orientation dans l'espace?
— À ce stade, on ne parle plus de difficultés. C'est à se demander comment tu arrives à trouver le chemin de la cuisine pour te nourrir.
— Difficilement. D'ailleurs en parlant de se nourrir, je meurs de faim.

Je me penche vers elle et tente de mordre dans ce qui s'avère être un croissant. Aussitôt Matilda tend le bras en arrière pour le mettre hors de ma portée

— Tout doux, Christian Grey ! Ceci est mon espace de petit déjeuner, et ceci est ton espace de petit déjeuner, me repousse-t- elle du plat de la main.

Voyant mon air perplexe, elle soupire.

— Deux références en une, et il ne capte pas un beignet !
— Alors, je ne suis pas un spécialiste en pâtisserie, mais je suis presque sûr que ce n'est pas un beignet que tu tiens dans ta main.

Elle me fixe un instant, impassible face à cette très mauvaise blague. Puis, un gloussement lui échappe et soudain, elle éclate de rire. Un son qui me réchauffe de l'intérieur et me donne l'impression d'être le roi du monde.

Si vous demandez aux gens de nous décrire mes frères et moi, ils vous diront surement qu'Alcott est sérieux et travailleur, que Beckett est un artiste et que Dante est charmant et hilarant. Mon talent à moi consiste à me faire aimer de tout le monde, j'ai un don pour deviner ce qui fait plaisir aux gens, ce qu'ils attendent de moi et pour le leur donner. À défaut d'être spécial, je me suis rendu aimable.

Mais Matilda est un public plus exigeant. Alors réussir à la faire s'esclaffer ainsi, un privilège qui semble réservé à Dante, est une victoire que je savoure plus que je ne l'aurai imaginé. À la regarder si libre et joyeuse, je suis soudain pris d'une bouffée de tendresse pure.

Je fais un nouveau pas vers elle, l'attire dans mes bras et la serre fort contre moi. Un instant, elle reste raide, les bras le long du corps. Puis, elle les passe autour de moi et enfouit le visage dans mon épaule. Ce qui ne m'empêche pas de l'entendre grommeler :

— Si c'est une tentative pour me voler ma bouffe, c'est mort !
— Quand es-tu devenue si possessive avec la nourriture ?
— Ça s'est développé au cours des quinze étés que j'ai passés à me battre avec quatre géants en pleine croissance pour le moindre biscuit et la moindre part de pizza, râle-t-elle en se libérant de mon étreinte.
— Tu n'as pas l'impression d'exagérer un peu ?
— Jamais. Maintenant donne-moi la liste que je termine les courses.
— Tu ne veux pas qu'on se les partage ?
— Non merci, le temps qu'on gagnerait serait ensuite perdu à te chercher dans tout le village.

Elle me prend la feuille des mains et avale la dernière bouchée de son croissant juste devant moi.

— Tu te moques de moi et tu m'affames ! Tu es un monstre Matilda Vinicio Fiona.
— Tâche de ne pas trop t'éloigner de la voiture. Et Clark... attrape !

J'ai le réflexe de tendre le bras quand elle lance un sachet en papier dans ma direction. À l'intérieur, je découvre un chausson aux pommes encore chaud, ma viennoiserie préférée.

Boys in books are betterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant