11. Clark

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C'est fou comme souvent l'été les jours s'enchaînent et se ressemblent jusqu'à ce qu'il soit pratiquement impossible avec le recul de se souvenir à quelle date est arrivé quel événement. Et notre séjour en Provence ne diffère pas vraiment des étés au ranch.

Au fur et à mesure que les jours défilent, une routine s'installe. La majeure partie de notre journée tourne autour de la bouffe : parler de ce que nous allons manger, manger, digérer ce que nous avons mangé. Nos après-midis se passent souvent à l'abri des murs de la maison ou au bord de la piscine pour supporter la chaleur. Aussi, nos matinées sont dédiées à aider Effie.

Le second matin où je viens chercher Matilda, elle est déjà réveillée, le troisième déjà levé, le quatrième déjà habillé. Ce matin la chambre était vide quand j'y suis entré. Je l'ai trouvée assise sur la terrasse, concentrée sur son ordinateur. La regarder écrire est une chose aussi étrange que fascinante : son visage fixé sur l'écran et les moues quelle esquisse sans s'en rendre compte, ses doigts qui courent sur le clavier à une vitesse folle sans que jamais elle ne pose les yeux sur eux, les notes frénétiques qu'elle prend dans l'énorme carnet jaune qu'elle trimballe partout avec elle. Elle semble tout à la fois proche et a des milliers de kilomètres de nous. Et plongé tellement loin dans un univers parallèle qu'elle a failli arroser son ordinateur de thé quand je me suis manifesté.

— Bon sang Clark ! Tu m'as foutu la trouille de ma vie ! a-t- elle râlé, une main sur le cœur.
— Désolé Mati, je n'ai pas été particulièrement silencieux pourtant.

Elle m'a ensuite supplié de la laisser finir son chapitre, une phrase qu'elle avait dû prononcer un bon millier de fois quand enfants, nous tentions de l'arracher à l'intérieur de la maison et à ses livres pour l'entraîner dans une activité d'extérieur. Et tout comme à l'époque, j'ai rapidement compris qu'il ne sert à rien de la forcer à abandonner au milieu d'un chapitre. Effie m'a expressément demandé de ne pas contrarier Matilda dans son planning d'écriture, y compris quand elle a besoin de notre aide pour le mariage.

— Matilda doit absolument finir son livre d'ici septembre. Il faut la laisser travailler au maximum. Je suis ravie qu'elle aide au mariage, mais pas au détriment de son propre travail, d'accord ?

Alors pendant qu'elle écrivait un autre futur best-seller, publié en je ne sais plus combien de langues, j'ai attendu. Et j'en ai profité pour l'observer.

À dire vrai, je passe beaucoup de temps à l'observer. Il y a quelque chose d'extrêmement déroutant à regarder Matilda parce qu'elle est en même temps terriblement familière et totalement étrangère. Je connais la Matilda d'il y a cinq ans presque aussi bien que je connais mes frères et Effie. Mais je ne sais rien de la Matilda d'aujourd'hui.

C'est donc sans surprise que j'ai constaté qu'elle vit pratiquement pieds nus et se nourrit toujours principalement de glace à l'eau, de tomate et de tout ce que les placards contiennent de sucré. En revanche la voir déguster un verre de vin rouge en fumant une cigarette m'a énormément perturbé. Il a quelque chose dans le geste de son poignet quand elle fait tomber la cendre, dans la façon dont elle rejette la tête en arrière pour souffler la fumée, dans le mouvement de sa gorge quand elle avale une gorgée de vin qui m'ébranle.

— Clark, tu joues ou quoi ?

La voix de Beckett me ramène à l'instant présent. Comme tous les jours après le déjeuner, nous nous sommes installés autour de la piscine pour jouer aux cartes et tenter de deviner quel est le vrai prénom de J-E. Un jeu auquel nous ne nous adonnons évidemment que lorsqu'il est au travail ou s'il finit trop tard pour faire le trajet entre Aix, où se trouve son bureau, et le domaine.

— Je suis sûr qu'il s'appelle Jacob Edward ! s'exclame Dante en adressant un clin d'œil à Matilda.
— Il est un peu vieux pour avoir un prénom hommage à Twilight, rétorque Effie, juste avant de remporter une nouvelle main.

Elle ne le sait pas, mais Dante, Beckett et moi avons évidemment lancé des paris pour savoir qui sera le premier à découvrir la vérité. Autrement dit, ce qui pourrait n'être en apparence qu'un jeu innocent est en réalité une véritable lutte fraternelle où tous les coups sont permis. L'enjeu : faire valoir sa supériorité bien sûr et pouvoir se vanter de la victoire sans limites de temps.

— Allez Tilda, un petit indice ! Dis-moi au moins si un des deux prénoms est le bon, s'il te plaît.

Évidemment, nous tentons à intervalles réguliers de soudoyer Matilda pour obtenir des indices, sans succès jusqu'ici. Comme à chaque fois que l'un d'entre nous essaye, elle se contente de sourire, de cette façon un peu sexy qui étire seulement un coin de sa bouche et lui donne l'air de connaitre tous les secrets du monde.

— Et revoilà le sourire de Joconde, taquine Dante. Tu as passé quoi... trois après-midis à te reluquer dans le miroir pour le maitriser celui-là.

Matilda adresse à mon frère un regard qui semble lui conseiller de la fermer.

— Quoi ?! Il y a prescription, c'était l'été de tes quatorze ans, autrement dit, il y a au moins un siècle !
— C'était l'été de mes treize ans et c'était ton idée.
— Tu refusais de sourire depuis qu'on t'avait posé un appareil, il fallait bien trouver une solution. Tu n'allais pas passer tout l'été à faire la gueule.
— C'est maintenant que je vais faire la gueule si tu ne la boucles pas ! Et je croyais que ça faisait partie des souvenirs à ne plus jamais évoquer.
— Quel est l'intérêt d'avoir des amis qui te connaissent depuis toujours s'ils ne peuvent pas se servir des souvenirs gênants contre toi ?, je demande.

C'est à moi que Matilda destine son nouveau regard noir.

— Ah c'est comme ça qu'on la joue maintenant ! Pas de souci, mais il ne faudra pas venir pleurer quand je vous rappellerai vos plus grands moments de gloire.
— J'aimerais bien voir ça.
— Et moi, j'aimerais bien faire une sieste, annonce Effie en remportant la manche, mettant fin à la partie.

Pendant que mes frères et Effie prennent le chemin de la maison pour y rapporter nos verres et les emballages de glaces vides, Matilda et moi rangeons les transats et les cartes.

— Eh bien, on dirait qu'on ne peut plus se passer l'un de l'autre, sorcière. Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas été autant ensemble.
— Remercie ton pénis !
— Je te demande pardon ?
— On s'est mis à passer moins de temps ensemble quand tu as découvert l'autre usage que tu pouvais en faire et qu'il était plus intéressant de draguer les filles que d'emmener la petite Matilda manger une glace.

Absolument pas gênée par ce qu'elle vient de dire, elle allume une cigarette. Je la regarde tirer dessus avec application puis expirer d'une manière nonchalante.

— Aujourd'hui, je pourrais combiner les deux.

Je ne sais pas si c'est cette façon qu'elle a de recracher la fumée ou la lueur de défi dans ses yeux, mais la phrase franchit mes lèvres avant que je ne réalise ce que je dis. Le sous-entendu est limpide. Matilda me fixe un instant comme si une deuxième tête venait de me pousser. Puis elle éclate de rire.

— Garde tes techniques de drague minables pour celles que ça intéresse, crétin !

Elle se détourne. Et je dois faire une réaction allergique très étrange au tabac parce que sans réfléchir à ce que je fais, mes doigts s'enroulent autour de son poignet.

— Tu ne veux pas que je te drague Mati ?

C'était censé être une taquinerie, je crois, un prolongement de ce petit jeu entre nous. Mais la question quitte ma bouche sur un ton plus sérieux que prévu. Matilda lève les yeux vers moi et me fixe avec une intensité qui me perturbe. Puis le visage grave, elle répond à ma boutade.

— Non Clark, je ne veux pas que tu me dragues. À vrai dire, c'est la dernière chose que je veux.

Boys in books are betterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant