Boys in books are better

2. Matilda

On ne parle pas assez de la difficulté que c'est de vivre dans la réalité quand on écrit des livres. On ne met pas assez les auteurs en garde contre cet effet secondaire de leur travail. Les logiciels d'écritures devraient être vendus avec un encart de prévention, un peu comme les paquets de cigarettes : Attention : une exposition prolongée à des univers fictionnels pourra entraîner la création de scénarios concernant votre propre vie, scénario qui dans la majorité des cas ne se réaliseront pas. Risque de déception intense, situation gênante et sensation de frustration à prévoir. Peut-être que ça évitera à certains jeunes écrivains de se retrouver dans ma situation. 

Parce que pour moi, il est clairement trop tard. Après cinq ans à avoir fait de l'écriture mon occupation principale, scénariser ma propre vie et me la raconter en voix off dans ma tête et devenue une seconde nature. Rien d'étonnant donc à ce que, depuis que j'ai appris la venue des Winslow au mariage, j'ai imaginé des dizaines et des dizaines de versions de nos retrouvailles. 

Et chacune d'elles impliquait que je porte ma robe favorite, les cheveux attachés en un chignon qui aurait paru fait à la va-vite quand j'y aurais en réalité passé plus d'une heure. Je devais apparaitre sur le perron, parfaitement maitresse de moi-même, un sourire léger et énigmatique aux lèvres. Tout pour laisser penser que les revoir après cinq ans est une formalité. Dans une autre version, j'aurais prétendu ne pas les avoir entendus arriver pour qu'ils me découvrent installée sur le canapé, absorbée dans ma lecture, la représentation même de la décontraction et l'élégance. Un peu à l'image d'Effie, qui quoiqu'elle fasse ou dise, a toujours l'air de se mouvoir comme une actrice des années 60. 

Ce que je n'avais pas pris en compte dans mes rêveries, c'est que je ne suis pas Effie. À l'inverse de ma sœur, je n'ai aucune prédisposition à la grâce ou à la sociabilité. Je me contente d'être moi avec mes boucles indomptables, mes fringues confortables et mon asociabilité partielle. Ce qui me convient tout à fait la plupart du temps. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, je me la jouerais bien Freaky Friday avec mon ainée. 

Un jour, j'ai demandé à ma mère comment elle avait pu engendrer deux filles aussi différentes. Elle m'a répondu qu'il fallait blâmer nos pères respectifs. Effie, en bonne fille d'aristocrate italien, est donc une beauté Méditerranéenne, douée pour les mondanités, alors que j'ai hérité de mon peintre écossais de père mon physique de roman gothique et mon besoin régulier de solitude.

 Un autre détail que j'avais omis : le plus souvent, rien ne se passe jamais comme je l'ai imaginé. Aussi, quand les Winslow arrivent, je suis tellement absorbée dans la scène de retrouvailles que j'écris, et qui elle se déroule comme je l'avais prévu, qu'il me faut plusieurs secondes pour revenir à la réalité. Le temps que j'émerge, des voix emplissent déjà la cour, de plus en plus proche. Trop tard pour remonter me changer ou espère faire quelque chose de mes cheveux.

 Comme toujours, je me suis juré d'écrire durant trente minutes avant de me préparer pour leur arriver. Et comme toujours, j'ai été happée par mes personnages au point d'en perdre toute notion du temps. 

Un rapide coup d'œil dans le miroir au-dessus de la cheminée du salon me confirme ce que je savais déjà. Je suis loin, très loin, de l'image que je comptais donner. Mes cheveux sont, si c'est possible, encore plus indisciplinés qu'à l'ordinaire. Quant à ma tenue, je suis clairement au summum de l'élégance dans mon tee-shirt Twilight délavé et mon short coupé dans un vieux jean. Classe Matilda, comme toujours ! 

En vérité, je suis la parfaite image de celle que j'étais il y a cinq ans. Autrement dit tout ce que je voulais éviter. J'ai toujours été la plus jeune de notre petite bande estivale, toujours à la traine, toujours traitée comme une enfant.