8 - LE PREMIER AMOUR

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"Je pense qu'il n'y a rien de plus artistique que d'aimer les gens ". Vincent Van Gogh


L'écho de son prénom résonnait dans ma tête. Chams, Chams... Lorsque Jade me demanda de ses nouvelles, je fus de suite envahie par une sensation de vertige.


Nous nous étions rencontrés l'automne dernier alors que je me promenais le long du boulevard Saint Michel. Il y a, non loin du canal, une librairie dans laquelle j'aimais me rendre. Un coin paisible qui disposait d'un espace "troc". Cela me rappelait les dimanches matinaux où je m'en allais 'brocanter' avec mon père.


J'avais ce jour-là déposé au libraire la biographie de Malcolm X et mon regard s'était porté vers un ouvrage où la première de couverture dépeignait sur la droite une femme à moitié dévêtue dont la chevelure était ornée d'un voile épais. Je pensais au premier abord à un livre triste au vu de la mine affaissée de la demoiselle, puis après avoir feuilleté quelques pages, quelle ne fut pas ma surprise ! Il s'agissait d'un livre érotique. Le livre s'intitulait le Jardin Parfumé. Ma curiosité m'amenait aussitôt à feuilleter une autre page quand soudain j'entendis une voix rauque, celle d'un homme, c'était Chams.


- En l'an 925 de l'Hégire, le cheikh Mohammed Nefzaoui, un Tunisien, aurait été condamné à mort par le bey de Tunis.

Gênée, je m'empressais de cacher le livre sous un autre, puis l'air de rien, je me tournais, puis d'un air abasourdi je répondis :


- Excusez-moi, on se connaît, en quoi puis-je vous aider ?

J'étais devenue une peste corporate, et Monsieur l'indécent n'a pas tardé à me faire remarquer mon manque de bienveillance à l'égard d'autrui. Et pourquoi avais-je caché ce livre déjà ? Quel geste hypocrite pensais-je. À cet instant, j'imaginais ma mère sautillant ici et là, criant au drame "wili hchouma hchouma". Je repensais à ces scènes familiales : la course à la télécommande dès que les protagonistes de notre feuilleton favori décidaient de se bécoter langoureusement devant nos parents. Ces mêmes parents qui bien-sûr n'étaient que de pauvres saintes nitouches. Les pubs pour les serviettes hygiéniques avaient droit au même scénario, du vrai cinéma. Cet hypocrisie et "sur-hchoumaïsation" était d'ailleurs un de nos sujets de discussions favoris avec Jade.

Il reprit :
- L'auteur du livre que tu avais dans la main... Il sauva sa vie en rédigeant un ouvrage destiné à réveiller les sens fatigués du monarque en l'initiant aux mystères de l'érotisme. Tu le savais ?

Mais qu'est-ce qu'il me voulait ce Monsieur Je-sais-tout ! Et puis de quoi je me mêle ?!

- Ce livre ne m'intéresse pas. Je n'ai pas besoin de ça pour être épanouie à ce niveau. Et puis les hommes ne s'intéressent à ces aspects que pour combler leurs désirs, ces égoïstes.

Ais-je vraiment dit ça ? Pourquoi ? Et puis qu'est-ce que j'en savais des hommes, mes échanges avec la gente masculine s'étant jusqu'alors limités à des relations à distances toutes plus complexes les unes que les autres. Avec un peu de chance il n'avait pas entendu...

- Ravi pour toi. Est-ce un crime de s'y intéresser ?
- Je n'ai pas pour habitude de discuter avec des inconnus. Bonne journée.

Je m'apprêtais à sortir du magasin, mais comme je suis une 'Pierre-Richarde', comme me surnomme si bien mon frère, je ne pouvais pas le faire dignement, avec classe et élégance comme l'auraient fait Jane dans Pride and Prejudices ou Olivia Pope. Non, j'étais plutôt Ursula dans les 101 dalmatiens ou Steve Urkel. Je trébucha et m'écroula de tout mon long, avec une grâce sans nom dans l'allée sous le regard désespéré de celui qui s'apprêtait à devenir mon nouveau Jules.

Il m'aida à me relever, prit l'ouvrage, inscrit son numéro de téléphone à la dernière page, enfin nous passâmes à la caisse. Il paya puis il proposa de poursuivre la balade avec moi et promis de se rattraper, s'excusant de sa maladresse.


- Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'est tellement rare une femme maghrébine qui s'intéresse à des lectures du XVᵉ siècle, me dit-il tout sourire.


Même son sourire ne vendait pas de rêve. Pourquoi étais-je là, à discuter avec un inconnu, ce n'était pas prévu. Nous restâmes ensemble cet après-midi puis celle qui suivit, puis celle d'après encore. Finalement, il n'a fallu qu'un an pour que Monsieur l'intrusif devienne l'homme avec qui je me voyais construire ma vie. Après nous être côtoyés pendant près d'un an dans des lieux publics sans que jamais il ne tenta un geste indécent à mon égard, je décidai de parler à Chams de ma volonté d'engagement selon les lois musulmanes. Je voulais que nous rencontrions réciproquement nos proches. À mon grand désarroi, et sans que je ne comprenne véritablement pourquoi, après cette annonce, je n'ai plus eu de nouvelles de Chams pendant plusieurs jours...

Cadette d'une famille de trois, j'avais pour habitude d'obtenir ce que je voulais assez aisément, les contraintes m'horripilaient et les règles m'hérissaient le poil. Or Chams avait ce côté mystérieux qui ne cessait de faire ruminer cette machine à vent qui me servait de tête. Cela me laissait perplexe, dans une vague d'incomplétude sans nom. Introverti, il puisait son énergie de ses moments de solitudes et les silences lui permettaient de "prendre du recul afin de réévaluer certaines situations", comme il le disait si bien, ce guignol. Qu'est-ce qu'il m'énervait avec son air béat celui-là !


J'étais émotionnellement détruite et me suis promise de ne plus jamais m'investir pour une personne à moins de n'avoir la bague au doigt. Peut-être avais-je aussi pris un coup à ma fierté de femme. Les hommes étaient devenus à mes yeux, des jokers, ni plus ni moins. Mon cœur s'était depuis endurci. J'avais, au fur et à mesure des mois qui passaient, développé de l'affection pour cet homme, j'aimais le fait qu'il soit au petit soin, attentionné. Son extrême jalousie tendait à m'agacer mais elle témoignait pour moi d'un amour véritable.


Plus les jours avançaient et plus notre relation s'essoufflait. Nous avons fini par ne communiquer que par messages, des messages épisodiques. Je recevais une réponse six heures plus tard, parfois le lendemain. Et à chaque fois, une explication farfelue tout droit sortie de Neptune. "J'ai dû déposer ma mère", " J'ai été chercher mon frère". Nous avions tout deux ce point en commun : être soutien de famille, la dernière roue du carrosse familial qui s'use pour le faire avancer. Finalement, je ne parvenais pas à évaluer le temps que cet homme aurait à consacrer à sa future compagne. J'avais alors décidé d'arrêter la relation, un cap qu'il a été plus difficile de franchir pour moi que pour lui.


Chams était à vrai dire le seul homme qui ne m'avait pas rendue indifférente. Il était pourtant on ne peut plus banal, et ne correspondait absolument pas à mes critères. Solitaire de nature, il n'avait que très peu d'amis, pour peu que je me souvienne, pas d'hobbies non plus. Sa vie se résumait à sa famille et à son travail. Pour tout vous dire, je trouvais sa personnalité plate et sans grand intérêt. Et pourtant, comme le dit si bien la diction, le cœur à ses raisons que la raison ignore. Je ne sais pas si le sentiment que j'éprouvais à son égard était de l'amour, mais en tout cas je ne serais aujourd'hui pas en mesure de décrire cet état. De nature plutôt logique, je ne comprenais pas mes réactions en sa présence. Je pensais l'apprécier, et pourtant il suffisait qu'il me parle pour m'insupporter à un point incommensurable. Sans réellement savoir pourquoi, j'étais instinctivement sur la défensive. Nous passons paraît-il rapidement de l'Amour à la Haine.

C'était à mon tour de faire la morte. Après un silence long comme le temps qu'il m'avait fallu pour l'oublier, Chams se décidait enfin à réapparaître, cette fois plus motivé que jamais à aller de l'avant.


Les bouquets et boîtes de chocolats reçus n'avaient eu raison de moi. J'avais tourné la page de notre relation, arraché ce passage de ma vie, comme j'avais arraché cette page qui avait marqué le début de notre Amour. Après avoir changé deux fois de numéro et l'avoir blacklisté de tous les réseaux, Chams persévérait à essayer de me contacter.


Je me décidais alors à lui écrire...

Tribulations d'une zèbre musulmaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant