Chapitre 34 : partie I 🌗

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Aldébaran, 2 décembre 1969

Zaina

La grande salle résonnait de chants et de rythmes, portés par un orchestre qui semblait faire vibrer l'âme elle-même. C'était un ensemble unique, composé uniquement de femmes, comme un écho à cette soirée où nous avions enfin le droit d'être nous-mêmes, sans jugement, sans regards extérieurs. Les hommes avaient quitté la pièce plus tôt, nous laissant cette intimité, ce moment qui nous appartenait entièrement. Ici, nous n'étions plus sous le poids des attentes et des devoirs. Nous étions simplement des femmes, libres, ensemble.

La musique qui emplissait l'air avait quelque chose de magique. Les instruments arabes et indiens fusionnaient à merveille, chaque note tissant une mélodie envoûtante, une conversation entre deux mondes, entre deux cultures. Le oud et le qanun répondaient aux tablas et aux sitars, créant une harmonie parfaite. Leur sonorités chaudes et vibrantes nous enveloppaient, nous poussant à nous lever, à bouger sans réfléchir. La flûte bansuri accompagnait chaque mouvement des danseuses indiennes, qui vêtues de tissus légers aux couleurs éclatantes, se déplaçaient avec une grâce hypnotique.

Chaque percussion appelait à la danse, et sans y penser, mes sœurs et moi nous étions levées. Le henné décorant nos mains et nos pieds capturait la lumière des lampes à huile, et nos robes tournaient en harmonie avec celles des autres femmes, toutes unies dans ce tourbillon de couleurs et de sons.

Il n'y avait que des femmes, et c'était comme un souffle de liberté. Nous riions, dansions, et la musique nous portait loin des préoccupations du monde extérieur. Ici, sous ces voûtes dorées, nous étions souveraines de ce moment, de cette soirée.

Chaque note résonnait dans mon cœur, et je voyais mes sœurs, ainsi que Jelila, leurs robes tourbillonnant autour d'elles, les yeux pétillants de bonheur. C'était comme si, pendant un instant, tout ce qui pesait sur nos épaules s'était envolé. Comme si le monde extérieur n'avait plus d'emprise sur nous, et qu'il ne restait que ces éclats de rire, ces mouvements en parfaite harmonie avec la musique.

Je souriais, malgré tout. Comment ne pas le faire en les voyant si heureuses ? Cette nuit leur appartenait, et rien, ni personne, ne pouvait leur enlever ce moment de liberté.

Mais, alors que mes pieds suivaient le rythme de la danse, quelque chose en moi se fissurait. Sous cette apparence de fête et d'euphorie, je sentais la lourdeur de ce qui nous attendait, l'ombre de la guerre qui approchait, ce désert implacable qui se préparait à dévorer notre bonheur. Jawhar n'avait pas hésité un seul instant à choisir la guerre pour nous, pour me protéger. Sa responsabilité envers moi, aussi destructeur soit-il, allait déclencher une tempête. Et ici, au milieu de ces lumières et de cette musique, je savais qu'une fois les rideaux retombés, rien ne serait plus pareil.

Je regardai Hessa, si légère, si insouciante, et Adila, notre petite encyclopédie à l'âme lumineuse. Elles dansaient comme si la vie leur appartenait encore. Les voir ainsi me serra le cœur. Elles ne savaient pas tout ce que je portais, toutes les responsabilités, les craintes. Peut-être le savaient-elles, mais elles choisissaient de l'oublier, juste pour cette nuit. Moi, je ne pouvais pas.

Les larmes me montèrent aux yeux avant même que je ne puisse les arrêter. Des larmes qui n'étaient ni de pure joie ni de pure tristesse, mais un mélange des deux, comme si la beauté de cet instant était trop lourde à porter face à l'avenir incertain. Je me rapprochai d'elles, sentant le besoin irrésistible de les tenir, de les sentir près de moi, avant que tout ne bascule. Je les pris dans mes bras, fort, comme pour capturer ce moment. Hessa rit doucement, Adila s'accrocha à moi, et Jelila tourna sur elle-même, éclatant de rire.

Pour un instant, un seul, le monde s'était arrêté. Mais moi, je savais que bientôt, le désert viendrait nous chercher.

Hessa s'approcha de moi, la musique et la danse en arrière-plan qui ne couvraient plus nos voix à mesure qu'on s'éloignait.

Les ombres du désert [bientôt terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant