vingt-et-un - Esmée

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J'imagine que des sociologues se sont déjà penchés sur cet étrange phénomène lié aux vacances de Noël, à savoir la convergence de tous les membres d'une même famille, bien que désunie, vers un unique point de retrouvailles. Comme si par cette petite réunion subsistait le dernier de leurs devoirs filiaux qu'ils n'avaient pas encore piétinés.

Comme si une force supérieure les enjoignait à surmonter les désaccords et les mesquineries, tout spécialement pour se retrouver dans le trou du cul du monde et marier leur saumon fumé de grande distribution avec une demi-tranche de pain de mie trop mou.

Juste un soir. Et ensuite, les hostilités reprendraient dès le chemin du retour, dans la voiture, sans même attendre d'être rentré chez soi.

Le point de convergence de ma famille maternelle s'avérait être la maison de mes grands-parents, en Sologne. Chaque année je me demandais ce qui pouvait bien me pousser à m'infliger ça une fois encore, et chaque année je montais finalement dans la voiture le 24 décembre au matin.

Ce 24 décembre-là, assise derrière le volant, je regardais de temps à autre le paysage de la région parisienne défiler tandis que Kayla s'employait à agacer ma mère de toutes les manières possibles.

Le jeu consistait à la pousser à bout sans jamais atteindre cette fameuse limite où ma mère se garait sur le bas-côté, la faisait descendre de voiture et lui décrochait une gifle magistrale. Dans ce cas de figure c'était évidemment l'élimination immédiate.

J'y avais joué petite, mais j'avais passé l'âge, et je contentais de sourire en coin quand j'entendais ma mère pester. Heureusement pour Kayla, c'était moi qui conduisais à l'heure actuelle.

La tension dans la voiture a atteint son paroxysme à notre sortie de la région parisienne, au moment exact où Kayla a entonné "Petit Papa Noël" d'une voix délibérément fausse.

Lorsque j'ai tourné la tête vers ma mère, celle-ci fixait la route d'un air stoïque, mâchoires serrées et doigts crispés sur son téléphone comme si c'était lui qu'elle cherchait à étrangler.

J'ai su dès lors que Kayla avait gagné. J'ai jeté un coup d'oeil dans le rétroviseur, tandis que Kayla continuait de chanter sans perdre son sourire narquois. Elle le savait aussi.

— Tu ne peux pas lui dire d'arrêter ? a sifflé ma mère entre ses dents.

— Elle ne m'écoutera pas plus que toi, lui ai-je répondu dans un haussement d'épaules.

J'ai vu ma mère se tourner vers moi, dans la périphérie de mon champ de vision.

— C'est ça, prends-moi pour une conne hein.

Elle s'est retournée brutalement vers la fauteuse de troubles.

— Ça suffit maintenant ! a-t-elle aboyé.

Ma soeur s'est tue instantanément, comme si quelqu'un avait trébuché dans le câble électrique d'une de ces vieilles chaînes stéréo. Elle a écarquillé les yeux d'un air innocent.

— Quoi ? Je nous mettais dans l'ambiance ? a-t-elle fait mine d'être surprise.

J'ai réprimé un sourire, et ma mère s'est agacée encore un peu plus.

— Tu sais très bien ce que tu fais ! Arrête ça tout de suite, ou je te jure que...

Elle a laissé sa phrase en suspens, incapable de trouver une menace appropriée. Il faut dire qu'il nous restait pas moins de deux heures de trajet à passer ensemble dans ces quatre mètres carrés, et à moins que ma mère ne se décide à mettre Kayla dans le coffre, celle-ci ne risquait pas grand chose.

Drache poétique [gxg]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant