treize - Esmée

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[TW] à la fin de ce chapitre pour éviter le spoil, n'hésite pas à aller checker si certains sujets te sont difficiles


J'ai été réveillée par le grincement des ressorts du canapé-lit. J'ai ouvert les yeux et immédiatement constaté que personne n'était allongé à côté de moi. J'ai froncé les sourcils, pas complètement certaine d'être vraiment sortie du sommeil. M'appuyant sur une main, je me suis redressée à demi, déclenchant un grincement pire que le premier.

A travers la baie vitrée, j'ai aperçu Myriam qui fumait sur le balcon, ou plutôt je l'ai devinée, d'après la forme de son manteau à peine dessinée par les halos de l'éclairage urbain.

Je me suis levée complètement. Après quelques pas sur le parquet, j'ai saisi un plaid sur le dossier d'une chaise pour m'enrouler dedans, avant de me glisser au dehors.

-Du mal à dormir ? ai-je demandé, la faisant sursauter.

-Souvent, a-t-elle répondu dans un sourire. Je ne t'ai pas réveillée au moins ?

-Non, j'ai du bouger dans mon sommeil.

Elle a rangé sa cigarette électronique. Je me suis accoudée à côté d'elle, et j'ai contemplé la ville comme elle le faisait. Les masses sombres des habitations formaient un tapis duquel s'élevaient quelques bâtiments distincts.

-Tu n'imagines pas le temps que j'ai pu passer exactement à cet endroit, ai-je soupiré.

Myriam a baissé la tête par réflexe, étudiant la dalle en béton armé pour tenter de comprendre à quel endroit exact du balcon je faisais allusion, spatialement parlant. Puis elle m'a jeté un regard interrogateur, alors je me suis expliquée.

-Quand j'étais ado chez ma mère, que je me levais la nuit, je venais observer la ville. Je me servais un verre d'eau, pieds nus sur le carrelage de la cuisine, et puis je venais juste là, derrière, dans l'encadrement de la porte-fenêtre. Et je comptais les réverbères.

-Tu comptais les réverbères ?

-C'est un rituel. Je commence par détailler chaque fenêtre visible, même la plus petite. Parfois c'est allumé. Je balade mon regard un peu partout. Je compte les réverbères au passage, jamais dans le même ordre. Je cherche au loin la silhouette du vieux cinéma qui se détache comme un trou noir. Et puis je nomme chaque église que je reconnais à son clocher. Il y en a quelques unes, ça me prend trois ou quatre minutes. Parfois j'ai un doute, j'essaie de visualiser la ville à plat sur une carte pour me repérer. Et enfin, seulement, je jette un oeil à la cathédrale, toujours bien visible sur ce fond de ciel brun orangé.

Elle a semblé réfléchir.

-Tu faisais ça souvent ?

-Qu'est-ce que c'est pour toi, "souvent" ?

Myriam a mordu sa lèvre inférieure tout en haussant les épaules. Elle ne savait pas me répondre.

-Quand on s'est retrouvées toutes les deux, ma mère et moi, ça a donné lieu à une période un peu étrange. J'étais malheureuse, très seule, et j'en voulais à mon père, alors je dormais mal.

-Il est parti ?

-On peut dire ça, ai-je souri tristement. Il est mort. Ça fera quinze ans en avril.

Comme à chaque occasion que j'abordais ce sujet pour la première fois, j'ai observé Myriam se décomposer en une fraction de seconde, sans pouvoir rien y faire.

-Mon Dieu, je suis... navrée... vraiment...

J'ai posé la main sur son avant-bras et lui ai adressé un sourire rassurant.

Drache poétique [gxg]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant