Le soleil d'octobre filtrait à travers les rideaux de son appartement dans le quartier historique de Valmont. La demeure victorienne, choisie stratégiquement pour sa proximité avec le centre financier de la ville, offrait une vue sur les jardins privés de Wellington Square, où l'élite locale promenait déjà ses chiens de race.
À deux heures de Londres, Valmont cultivait cette atmosphère particulière des villes de province anglaises où l'argent ancien côtoyait les fortunes récentes. Les façades géorgiennes et victoriennes témoignaient d'une prospérité séculaire que même la crise financière n'avait pas écornée.
Effie était réveillée depuis l'aube, ses années d'entraînement ayant forgé cette discipline. Sur son bureau en acajou s'étalaient les journaux du matin - The Valmont Chronicle en première ligne, accompagné du Times qu'elle faisait venir de Londres. La une locale célébrait le succès du gala des Archibald, événement phare du calendrier mondain de la ville.
L'incident avec l'homme ivre était à peine mentionné, relégué à une note discrète sur un "désagrément mineur rapidement maîtrisé" - typique de la façon dont Valmont étouffait ses scandales. Une photo de Lydia Hastings occupait le centre de la page mondaine, la montrant dans son élément au milieu de la haute société locale.
Le carnet de son père reposait près d'une tasse de thé. Les pages jaunies contenaient des années d'observations sur l'élite de Valmont. Mike Williams y avait consigné chaque détail, chaque connexion qu'il avait découverte en travaillant comme journaliste d'investigation pour le Valmont Chronicle, avant que ses recherches ne le mènent trop près de la vérité.
Son téléphone vibra - un message de son contact au sein de la fondation Hastings. Les documents qu'elle avait demandés sur les dernières transactions immobilières de l'organisation étaient prêts. Même dans une ville comme Valmont, où les fortunes s'échangeaient discrètement dans les clubs privés de Market Street, l'argent laissait des traces.
Sur le mur, dissimulée derrière une aquarelle représentant la cathédrale de Valmont, une carte détaillée révélait son plan. Chaque point stratégique était marqué - le tribunal de Crown Square où Montgomery avait présidé, les bureaux de Blackwood Industries surplombant la rivière Valm, les résidences privées soigneusement réparties dans les quartiers huppés de la ville.
Un klaxon retentit dans la rue en contrebas. Effie regarda sa montre - bientôt l'heure de son rendez-vous avec la banque privée de Valmont. Elena Martel, consultante financière, devait maintenir les apparences.
La ville s'éveillait à peine, ignorant encore l'orage qui se préparait. Effie enfila sa veste de tailleur, vérifiant une dernière fois son reflet. Le masque d'Elena Martel était parfait - professionnel, lisse, sans faille.
Son regard s'arrêta sur le vieux jeu d'échecs en bois d'olivier, seul objet qu'elle avait conservé de leur ancienne maison de Millbrook Street. Dix-sept ans plus tôt...
Dix-sept ans plus tôt...
Le crépuscule d'automne baignait leur modeste salon d'une lumière dorée. Effie, neuf ans, était perchée sur les genoux de son père, ses yeux fixés sur l'échiquier. L'odeur familière du Earl Grey de son père - toujours le même mélange de chez Fairweather's - se mêlait au parfum des feuilles mortes qui s'accumulaient dans leur petit jardin.
"La vie est comme une partie d'échecs, ma puce," murmurait Mike de sa voix grave et rassurante, celle qu'il réservait à leurs soirées d'apprentissage. "Chaque mouvement compte, chaque décision laisse une trace."
Ses grandes mains calleuses, tachées d'encre après une journée au journal, guidaient les siennes sur les pièces. "Regarde ce cavalier, Effie. Il ne suit pas les chemins évidents. Parfois, pour atteindre notre but, il faut savoir emprunter des détours."
Mike n'enseignait pas seulement les règles du jeu - il transmettait des leçons de vie, distillées dans chaque mouvement. Le soir où il lui apprit la stratégie du sacrifice du cavalier reste gravé dans sa mémoire. "Parfois, il faut savoir perdre une bataille pour gagner la guerre," avait-il dit, ses yeux brillant d'une sagesse qu'elle ne comprendrait que des années plus tard.
Un nouveau klaxon la ramena brutalement au présent. Son téléphone affichait 8h55. Elle rangea soigneusement le cavalier noir qu'elle n'avait pas réalisé tenir. Ces leçons d'échecs résonnaient aujourd'hui d'une ironie amère - son père n'aurait jamais imaginé qu'elle les utiliserait ainsi.
"La patience est l'arme des sages," disait-il toujours. Elle avait été patiente. Huit longues années de préparation.
Effie attrapa son attaché-case Hermès - un accessoire indispensable pour Elena Martel - et se dirigea vers la porte. Le jeu avait commencé, et elle avait l'intention de gagner cette partie.
Dans la rue, sa Jaguar XJ l'attendait, aussi élégante et mortelle que son plan. Le chauffeur lui ouvrit la portière avec une déférence étudiée. Direction la Valmont Private Bank, première étape d'une journée soigneusement chorégraphiée.
La ville pouvait bien s'éveiller paisiblement. L'orage n'en serait que plus dévastateur quand il éclaterait.

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Le maître des ombres
Mystery / ThrillerDans les rues scintillantes de Valmont, Effie avance tel un fantôme, hantée par un unique but : découvrir la vérité sur la mort mystérieuse de son père. Mais dans cette ville où les secrets sont une monnaie d'échange, chaque pas vers la révélation p...