24 décembre, 23h15 - Johan
— Et si nous passions aux cadeaux ? propose ma tante. Retournons au salon !
Personne n’émet d’opposition et dans le silence, seul le glissement des chaises sur le vieux parquet marque le mouvement groupé. Je me positionne près de Cléo, reste à ses côtés le temps qu'elle quitte sa chaise. Mâchoire serrée, j'essaie d'ignorer le passage volontaire de Maxime derrière nous, au lieu de contourner par l'autre côté.
Basile nous suit à la trace et, dociles, nous reprenons place sur le canapé. Penaud, réalisant sans doute qu’il s’est trahi et que nous avons compris, il se colle à la droite de Cléo.
Il n’a pas à s’en faire, elle ne dira rien.
Cléo est une tombe pour les secrets. Elle a gardé pour elle de nombreux mauvais traitements, pour préserver ses différents abuseurs. Elle n’a pas porté plainte contre son frère pour les coups, elle n’a pas traîné en justice un collègue pour harcèlement sexuel, ni monté un dossier contre sa première patronne toxique, elle n’a pas dénoncé les agissements de Maxime à la famille de ce dernier. En somme, elle n’a jamais rien fait pour porter réellement préjudice même à ceux qui la blessaient. Il n’y a qu’à travers son podcast qu’elle a appris, progressivement, à légitimer son droit à la parole, à la dénonciation.
Et Maxime lui en veut pour ça, au lieu de s’en vouloir à lui pour être l’enfoiré qu’elle décrit.
Pensive, elle lorgne le sapin, moins beau que le petit qu’elle a acheté et customisé chez moi, au pied duquel trônent les paquets colorés.
— Tu y as mis les nôtres ? s’enquiert-elle.
— Non, j’y vais !
Je contourne Wave, qui trépigne sur le tapis.
— Cléo, si ta chienne veut monter sur le canapé, elle a le droit, les plaids sont là pour ça ! lance mon oncle.
Cléo hésite un instant, sourit, et c'est moi qui tapote le velours pour que la bullterrier grimpe. Et effectivement, Wave ne se fait pas prier pour se caser sur les genoux de sa maîtresse. J’adresse un clin d’œil à mon tonton pour le remercier tandis que je m’éclipse vers la cuisine.
J’y retrouve ma cousine, pliée devant le lave-vaisselle. Je ne lui adresse pas un mot et cherche les paquets dans le cabas que nous avons ramené. J’en profite pour mettre sur le plan de travail la boîte en fer que nous avons rempli de bredeles faits avec la voisine de Cléo.
A-t-elle seulement conscience qu’elle a été la première à me faire découvrir tout cela ? À rendre cette période de l’année, toujours maussade pour moi, féérique, drôle et agréable ?
Confectionner des gâteaux, cueillir des pommes de pin, des branches de sapin, peindre ou faire des figurines en pâte à modeler… J’ai envie de tout faire avec elle, parce que même une simple sieste, balade, série à la télé, sont spéciales quand elle est là.
Je retourne au salon, légèrement encombré. Le paquet argenté, énorme, qui dépasse, c'est celui qui est destiné à Wave. J'espère que la symbolique fera sourire Cléo, assez sourire pour oublier ce triste début de soirée. Pour le moment, il s'est envolé de son joli minois, encore rougi par son escapade inconsciente dans les flammes de l'hiver.
Elle caresse Wave du bout des doigts et relève à peine les yeux à ma venue.
Mon oncle, quant à lui, est en pleine conversation avec Basile. Ça a l'air passionnant, de discuter de champignons. Et c'est marrant à quel point on peut être spécialiste d'un truc et si peu de son environnement. Sans nous, Basile serait à cette heure mort de froid...
J’ignore quand son instinct de survie a pris le dessus sur son envie d’en finir, mais il aurait pu ne jamais tomber sur âme qui vive et être rattrapé par son initiative autodestructrice.
Je me rassois sur le canapé, que Basile a estimé être un trois places… et que Wave considère être infini.
Conclusion ? L’accoudoir n’est pas si confortable.
Mais avec les leds rouges clignotantes, la playlist festive que vient d'allumer ma tante, et le petit feu de cheminée, j'espère que cette partie du réveillon, l'avant-dernière, sera plus légère.
Accroche-toi, Cléo, c’est bientôt fini.
— Vous avez du réseau, vous ? demande Julie en nous rejoignant.
Son nez rond penché sur son écran et ses sourcils, trop foncés, froncés, elle vient briser le calme. Aussitôt, chacun sort son portable et constate tour à tour que les intempéries ont fait sauter le réseau.
— Cette coupure ne fera pas de mal ! décrète Cynthia. Tu es trop sur Tiktok, de toute façon !
Dit-elle en nous photographiant sous tous nos angles.
— Ça ne tient vraiment pas longtemps, les batteries de Samsung, déplore-t-elle. Juju, tu as vu mon chargeur ?
Julie plisse les yeux sans répondre.
— Comment la musique tourne alors ? je m'enquiers.
— Je mets tout sur clef USB ! Je n'ai pas confiance en vos technologies !
Pour une fois, le non conformisme de mes aînés nous sert. Avec les clochettes qui tintent en rythme, c'est fou comme l'idiot en face me paraît moins hostile.
— Bon, ça attendra. Vous pouvez prendre des photos et me les envoyer ? Qui commence pour les cadeaux ? s'enthousiasme Cynthia.
— Allez, mamour ! ose Phil.
De sa démarche maladroite, qu'il doit à ses maux de dos, il s'avance vers le sapin et se penche en expiant une complainte. Je perçois l'élan de Cléo d'aller lui venir en aide et la retient en posant ma main sur son avant-bras.
Mon oncle est comme mon père, il est fier et a besoin de continuer à croire qu'il est autonome et aussi capable qu'il y a dix ans, que sa ridicule chute dans les escaliers extérieurs un jour de verglas n'a pas tant abîmé sa colonne vertébrale.
Comme toujours, l'intention de celle que je vois mère de mes futurs enfants -alors même que je n'en ai jamais voulu-, est bourrée de bienveillance.
Sans considération pour la lenteur de l'acheminement de son cadeau, plutôt volumineux, ma tante en lacère le papier de ses ongles pointus.
— Oh, mon Philou ! roucoule-t-elle ensuite. J'en rêvais, merci !
Aux anges, elle extrait de la boîte rectangulaire un manteau de fourrure, soigneusement plié.
— Dis-moi que c'est du faux vison, grommelle Cléo.
Je ne peux réprimer mon sourire. Un instant, nous nous regardons avec cette même étincelle de malice et de complicité qui nous caractérise habituellement.
— Allons, allons, je n'ai aucun mérite, elle m'en parle depuis trois mois à peu près trois fois par heure !
— C'est faux, tu es au travail la journée et je ne pouvais t'en parler que le soir !
— Tu as mis la page du magazine dans mon sac de déjeuner.
Cynthia balaie l'air d'un revers de main et range son nouvel apparat.
— À qui le tour ?
Julie se lève et amène une bouteille de rhum entourée d'un nœud papillon rouge à son père.
Gros effort d'emballage...
— De la part de Maxime et moi.
— Ça c'est de la belle bouteille ! Merci, fiston !
Ce disant, il dépose un baiser sur la joue de sa fille.
Maxime est avec elle depuis un an et demi, du coup, et a l'air d'être parfaitement intégré. J'ai une furieuse envie de foutre un coup de pied phénoménal dans les bases en carton de leur relation. De rappeler à Julie ce qu'elle a causé, pour son petit bonheur égoïste, et assurément éphémère. D'étaler devant tous, même à ce Basile, leur liaison, et peut-être même l’épineux secret qu’elle cache encore. Je sais bien que ma tante se pose des questions sur Cléo, je rêverais de tout lui déballer.
Mais c'est un nouveau cadeau qui l'est sous nos yeux : Julie semble ravie d'avoir offert à son cher et tendre un parfum Dior.
Quand est-ce que je plombe l'ambiance en disant que c'était l'odeur phare de son ex ?
Qu'importe, Maxime s'en réjouit cinq secondes et offre le sien. Cléo observe, neutre, mais je devine à quel point cela doit être difficile d'assister à une scène qu'elle a vécu pendant sept ans. Puis, en découvrant que ma cousine vient de gagner un aspirateur à eau pulsée, je ris sous cape. Julie aussi, au vu de son sourire guindé.
Je décide d'alléger l'atmosphère pour la seule qui compte réellement pour moi dans cette pièce :
— À toi, mon cœur.
Je file chercher le kit panier en forme de tipi, que Cléo avait liké sur les réseaux plusieurs fois en disant que ce serait pile le type de couchage que sa chienne adorerait. Cette dernière participe à l’ouverture en tirant sur le papier argenté avec ses dents de devant.
— Johan ! s’écrie Cléo.
Elle se jette dans mes bras en me remerciant.
Cléo déborde tellement d’altruisme qu’un des meilleurs moyens de lui faire plaisir, c’est d’avoir des attentions pour ses proches, ou sa chienne. Je la serre contre moi, savoure cette étreinte de trêve dans ces moments si tendus.
— Ravi que tu en sois heureuse. Mais ton cadeau à toi est là…
Elle se décolle, sourcils arqués d’inquisition. Au creux de son oreille, je confesse :
— Il y en a d’autres mais ça attendra qu’on rentre.
— Mais tu es fou…
— Ce sont de petites attentions.
J’extrais une enveloppe dorée de la poche interne de mon gilet à carreaux et la lui tends. Ses cils battent, ses iris trahissent son émoi, et ses fins doigts ouvrent ma lettre. Elle en découvre le contenu et murmure :
— Un week-end complet avec les ours ? C’est dément ! Et hors de prix…
C’est ton amour qui n’a pas de prix.
En remerciement, elle m’embrasse avec délicatesse. L’ours est son animal totem, celui qu’elle préfère. Elle avait évoqué vouloir partir en montagne en voir, mais c’était trop incertain. Il fallait que je lui permettre de réaliser un rêve, comme elle réalise le mien, celui d’un amour vrai, authentique, fort.
Cynthia s’adresse à Cléo :
— Toi aussi, tu lui as soufflé l'idée ?
— Pas du tout... je parle beaucoup, en général... Et qu’il s’agisse de ce que je trouve beau, de mes projets, de mes envies, d'une collègue insupportable, ou d'un souvenir que je partage... Jo’ se souvient d'absolument tout.
— J'ai des oreilles, c'est pour écouter ma femme, non ? répliqué-je en souriant.
Cléo se love contre moi, touchée, tandis que le pauvre Phil se voit décocher un coup de bonnet :
— Prends-en de la graine ! l'attaque Cynthia.
Avec l’habilité d’un chat, Cléo glisse de mes bras et revient, rayonnante, me tendre un carton plutôt volumineux.
— C’est quoi tout ça ?
— Ouvre !
Je me rassois, défais le nœud vert émeraude et découvre un ensemble de petites attentions : le mixeur qui me manquait pour faire des smoothies protéinés, du saucisson de mon enseigne préférée, des trombones en forme de teckel, une sélection de sauces pimentées, une peluche donut avec son parfum, un t-shirt Supernatural, des épices, une bougie, un pot de miel, un de pâte à tartiner goût pistache, une tasse personnalisée avec la date de notre rencontre et un QR code avec comme annotation « une playlist contre l’anxiété, quand tu prendras le tram sans moi ».
Tout se base sur les besoins qu’elle a identifiés chez moi et les choses simples que j’aime. Elle m’écoute et trouve le moindre moyen de simplifier et embellir mon quotidien.
Je tremble en lisant sa lettre, cachée sous le reste.
Merci d’être celui que tu es. Merci de me faire comprendre ce qu’est l’amour, le vrai. Albert Camus a un jour dit ce qui résume bien notre rencontre : « Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. ». Tu me rends infiniment heureuse et je t’aime plus que je ne m’en croyais capable.
Julie et Maxime ne sont pas attendris comme je le suis et ont les nez dans leurs portables. Vu leurs mines renfrognées et la rapidité à laquelle ils les rangent dans leurs poches, le réseau n’est pas de retour.
— Et pour toi, Basile…, ajoute Cléo.
C’est évidemment la seule à tant veiller sur autrui qu’elle pense à cet inconnu sur le divan, afin qu’il ne soit pas laissé de côté.
Elle sort l’une des écharpes que nous avons achetées, destinées à ma cousine, ma tante et ma mère. J’imagine que c’est celle de Julie qu’elle offre et je ne peux que soutenir l’idée.
Ému, Basile babille un flot de remerciements, en inclinant la tête et acceptant le présent sur ses épaules.
Cynthia applaudit, euphorique, quand elle et son cher époux reçoivent eux aussi une écharpe chacun, de couleurs différentes.
— Ça mérite une photo ! Ju, tu veux bien ?
Les hôtes invitent Basile pour un souvenir où ils sont tous les trois assortis. Julie se colle à la tâche, plutôt investie.
— Maintenant, avec Jo, et Cléo !
Instantanément, ma cousine s’affaisse sur elle-même. La rivalité entre femmes paraît coriace. Elle ne porte pas Cléo dans son cœur et je sais que c’est parce que c’est l’ « ex ». Si elle apprenait à la connaître, elle l’aimerait.
Comment ne pas l’aimer ?
— Allez, les tourtereaux !
J’essaie de nous soustraire à ce moment gênant :
— Tata, je déteste les photos…
— Johan ! s’indigne-t-elle. On se voit trop peu pour que tu te permettes de chipoter !
En soutien, Cléo se lève. Son sourire pincé me dit « ensemble ». Wave squatte le canapé et ne se joint pas au portrait de famille.
Au fond, j’en suis heureux. Je n’ai jamais fêté Noël avec qui que ce soit et immortaliser l’entrée de Cléo dans la famille, ça me plait. D’autant plus qu’on a pas masse de photos où on est tous les deux et que je comptais déjà y remédier.
Basile laisse s’écartent, les écharpes restent en place et nous nous positionnons à côté de Phil et Cynthia, moi derrière vu ma taille et Cléo à ma droite. Je positionne ma main sur sa hanche, brave Maxime du regard.
— Souriez ! enjoint ma tante.
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À mes Toujours
RomanceLa plus triste des séparations n'est que le début du chemin vers la plus belle des rencontres. - Victor Hugo Aigrie par sa rupture et l'année et demi écoulée à enchaîner les rencards, tous plus foireux les uns que les autres, Cléo espère bien passer...
