16. Grabuge

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24 décembre, pas loin de minuit - Cléo

Sourire à l’objectif que Julie tient, c’est une épreuve d’autant plus pénible que Maxime est derrière. Il me fixe et ça en devient intenable. Faire abstraction au bout de quatre heures à devoir supporter sa présence, à être assaillie de souvenirs douloureux, ça devient compliqué.

Vivement que ça se termine.

Vu l’heure et le contexte, je sais que ça ne s’éternisera pas. Sauter le dessert ne me dérange pas si ça me permet de me coucher plus tôt et demain, je retournerai à ma vie sans eux. En attendant, je dois rendre Johan fier, il n’a pas à subir mon passé ou quelconque immaturité. Alors, j’enfile mon plus beau masque social et continue de prétexter que cette situation est normale.

— J’ai ai pris deux, c’est bon ? s’impatiente Julie.

— Merveilleux ! À votre tour !

On cède volontiers notre emplacement au maudit couple et Johan endosse le rôle de photographe. Assise, je me force à regarder la scène et c’est moins dur qu’escompté. Au contraire, c’est sidérant.

Je croyais que dans une séparation le pire était de voir l’autre heureux avec une tierce personne et là… c’est juste frustrant d’avoir été quittée pour aussi peu d’alchimie et de passion.

Droits et inertes comme des vases non communicants, ils font bonne figure, ni plus ni moins.

Ressemblait-on à ça, avant ? Avais-je l’air aussi vide et insatisfaite que Julie, là ?

Il m’écœure. Le couple qu’on a pu former me dégoûte. Une part de moi m’en voudra toujours d’avoir assez douté de ma valeur pour me contenter des miettes d’amour qu’il daignait bien me jeter. Accepter aussi peu me paraît impossible, ça me révolte. La moi d’aujourd’hui peine à croire avoir été celle d’il y a huit ans. J’ai parcouru tant de chemin que ma manière de penser à l’époque, de me brader, de me laisser briser, m’est désormais inconnue, inconcevable.

Comment, en plus de sept ans, a-t-il pu ne pas avoir l’idée de cadeau que Johan a eu en deux mois ?

Comment mon bonheur a pu lui importer si peu et comment ai-je pu m’y conformer ?

Maintenant que la comparaison se fait devant moi, je vois ce à quoi j’ai dit oui, toutes ces années. Aucun geste de tendresse, pas de mot valorisant, pas d’œillade enamourée. Leur couple, à Julie et lui, est aussi plat qu’on a pu l’être.

Allez, j’ai du goûter aux compliments la première année. Oui, j’ai peut-être eu souvent droit aux « je t’aime » et à une boîte de mochis offerte sans occasion particulière. Oui, il a peut-être pleuré quand je lui avais imprimé quelques annonces de maisons à vendre pour obtenir son avis. Mais après ?
Durant ma reconstruction, lente et chaotique, je me suis faite à l’idée que Maxime ne m’avait pas « bien » aimée.

Là je constate que j’avais raison, le soir de notre rupture. Il ne m’a pas aimée.

Que le dire n’est rien sans actes et que d’actes, il n’y en avait que des manqués.

J’étais un confort, quelqu’un avec qui il se sentait bien parce que je lui permettais de rire, de tirer son coup, que je le soutenais et le suivais où il devait se rendre.

J’ai toujours été sa compagnie, pas sa compagne.

Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’aurait été ma vie si je ne l’avais pas passée à assumer les incapacités de mes parents et le complexe d’infériorité de Maxime.

Qu’aurait été ma vie si j’avais été aimée comme je le suis à l’heure actuelle ? Si j’avais connu Johan en premier, celui qui me tient la main, là, et que je n’avais pas eu à me dévaloriser pour apaiser l’ego fragile des gens qui avaient peur que je leur fasse de l’ombre ?

Je cligne des yeux au flash. Pour les clichés suivants, Johan est appelé pour remplacer Maxime.

De pures photos de « famille ».

Mon partenaire lâche mes doigts à contre-cœur, pas plus réjoui que moi de cette mascarade. Basile se porte volontaire pour immortaliser les poses antinaturelles et hypocrites d’un pseudo super réveillon, tandis que mon ex, bras croisés dans le coin de la pièce, cherche en moi un soutien.

La main tendue d’une autre exclue.

On n’est pas des Hilb. Ni lui, ni moi. Deux pièces rapportées, mais je crois que désormais c’est notre unique point commun.

Je caresse Wave, qui se colle. Son pelage est plus froid et je réajuste mon gilet sur mes épaules, constatant la fraîcheur de plus en plus désagréable.

Ça doit être la fatigue.

Ou le fait que le feu a grandement perdu de sa vigueur.

J’aurais mieux fait d’opter pour un pantalon, des chaussettes molletonnées et un sweat épais.

Et de ne pas sortir avant dans le froid sans manteau et les pieds quasi nus.

J’hésite même à mettre le pull à Wave, celui tout rouge avec les pompons, qui l’accompagne à chaque balade hivernale pour compenser son absence de sous-poil. Outre cette préoccupation, ce sont les messages de mes amis qui me permettent de souffler.

J’ai balancé la bombe et n’ai plus répondu depuis, afin de ne pas paraître impolie devant Philémon, Cynthia et Basile, mais là, j’ai besoin de soutien.

En effet, ils se sont emballés. +72 messages, il va me falloir quelques minutes pour rattraper tout ça…
Même en hors ligne, je peux consulter une partie. Leurs réactions jonglent entre inquiétude et impatience, énervement et surprise. La probabilité les laisse sans voix.

De : Sarah ~ Rafale
Venez on y va. « Salut Maxime, tu te souviens de nous ? On va jouer un petit jeu, on te met dans la cave attaché et tu fais un escape game avec ton idiote de meuf ».

Je souris au clin d’œil : lors de mon déménagement express, géré d’une main de maître grâce à mes cinq plus fidèles alliés, ils avaient soumis l’idée de cacher mon double de clefs, histoire de marquer le coup au retour de Maxime.

Entre autres visualisation sadiques ou drôles, qui, à défaut d’être exécutées, ont su me dérider et me faire dédramatiser.
Avec du recul, j’aurais adoré qu’il mange sur une table dont on aurait scié ma « part », qu’il perde une heure à enlever le papier toilette mouillé sur les meubles restants, qu’il prenne un an à retirer l’odeur de sardine mise dans la machine à laver, qu’il ait les luminaires mais pas les ampoules, les fourchettes mais pas les couteaux, qu’il trouve du poil à gratter dans chaque textile de l’appartement.

Mais j’étais trop pressée de vivre ma vie, trop peu envieuse de lui accorder encore plus de temps que les années qu’il m’avait déjà fait perdre.

Car autant avant je relativisais, autant ce soir me convainc que si : c’était des moments gaspillés, une jeunesse gâchée.

De : Clément ~ Lockheed
Les routes sont bloquées, c’est ça le hic, sinon elle serait pas encore là-bas.

De : Sarah ~ Rafale
Merci, monsieur premier degré, toujours fun de discuter avec toi.

De : Killian ~ Phénix
Vous pensez qu’elle est toujours en vie, d’ailleurs ?

De : Sarah ~ Rafale
Elle oui, mais l’asticot amputé qui lui sert d’ex, je sais pas.

De : Pénélope ~ Atlas
On va renommer Cléo « coccinelle », c’est pas possible d’avoir autant de malchance. Courage, ma belle.

De : Marie ~ Pilatus
Entre les sept fléaux du monde et Maxime, quel est le pire à supporter ?

Puis, ils me posent chacun la question de mon état.

À mes ToujoursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant