24 décembre, environ minuit - Johan.
La gorge nouée, je me positionne derrière Cléo et couvre ses petits poings fermés, aux jointures plus blanches que ma rage, de mes paumes. Son dos tremble contre mon torse et je sens pulser son cœur au creux de mes mains.
J’aimerais aspirer ses problèmes et récréer sa paix mais l’unique moyen de le faire, c’est l’emmener loin d’ici.
Ou tuer son abruti d’ex.
Il faut que tout s’arrête mais ma cousine n’est pas de cet avis. Ses joues rouges sous la colère, elle rebondit sur ce que Cléo vient de leur balancer :
— Répète ça ! Qui est pathétique ?! Peut-être celle qui balance tout sur les réseaux non ?!
Ma petite amie ne se démonte pas :
— T’es pas face à un miroir, Julie. J’ai rien rendu public, ce soir. Toi si.
Ma tante retient sa fille par le bras, lui murmurant de se calmer. Maxime, plus solidaire avec son ombre qu’avec sa copine, en rajoute une couche, et ce malgré le regard haineux que je lui lance :
— Tu crois que tu peux tout dire, Cléo ? Tu es chez les parents de Julie, tu lui dois le respect.
C’en est trop pour moi, je fais un pas en avant, menaçant.
— Tu connais le principe de réciprocité, grande gueule ?
— Si tu penses m’impressionner…, persiffle-t-il.
Peut-être pas, mais je te fais lever la tête, couillon.
Il choisit cet instant pour consulter son portable, ce qui me met hors de moi, même si ce n’est qu’un lamentable mécanisme de fuite. D’un geste, je le lui arrache et le balance à l’autre bout de la pièce. Sa protestation couvre à peine le bruit de la chute, de mauvais présage.
Mon prénom fuse, j’ignore qui j’ai choqué en plus de moi-même.
— Fils de pute ! hurle Maxime, qui s’avance et essaie de me pousser.
Solide sur mes appuis, je le jauge avec dédain.
— Laisse ma mère en dehors de ça.
— Johan, qu’as-tu fait ?! se scandalise ma tante.
— Je lui apprends le respect, puisque c’est son mot préféré. De toute façon, t’en avais pas l’utilité, là.
— Mon téléphone, mec, tu vas m’en racheter un !
— Hep hep hep ! s’interpose mon oncle. Ce n’est que du matériel, asseyons-nous et calmons-nous. Une discussion posée, vous en êtes capables ?
Je le domine d’une bonne tête donc je n’ai même pas à bouger pour plonger mes rétines dans celles de ma cousine, avec laquelle je pensais avoir été clair :
— Ils commencent puis se défilent, moi j’attends que ça. Pourquoi vous êtes sur ses côtes, merde ?
— Tu comprends pas qu’on veut te protéger ? piaille ma cousine. Elle est là par intérêt !
Cléo souffle et lève les yeux au ciel, sincèrement agacée. Je vois Basile reculer à pas de loup et se coller près des rideaux comme s’il voulait s’y cacher, tandis que la dispute se poursuit entre les femmes :
— Par intérêt de quoi ? C’est ridicule ! On s’est percutés dans un magasin, je connaissais pas son nom et, fort heureusement, il ne te ressemble pas, alors dis-moi, Julie, comment j’aurais fait ?!
Le coin de mes lèvres relevés à sa petite pique bien pensée, je lui manifeste mon soutien en caressant son avant-bras de mon index.
Dans ma famille, on est pas du genre à s’afficher sur les réseaux entre nous, encore moins entre membres plus éloignés. Oui, j’ai Julie dans mes amis sur l’une ou l’autre plateforme, mais je n’y ai pas mon nom complet et nous ne sommes pas actifs sur nos profils respectifs. Pas même un « joyeux anniversaire, cousine ». De base, on ne se les souhaite même pas vraiment. Ce Noël, j’y suis venu par convenance, pour accompagner mon père et ma belle-mère, et parce que j’avais rien de prévu au programme.
Finalement, j’aurais dû organiser un réveillon privé chez moi, rien qu’avec cette femme que j’aime tant et qui me suffit sur tous les plans.
C’est elle, ma famille, maintenant.
Cela dit, ça n’aurait fait que retarder l’horrible révélation...
Je savais que je paierais mes erreurs de jeunesse !
Il fallait bien que le karma se venge, j’ai joué le bourreau des cœurs et maintenant la femme que je désire pour le reste de mes jours pourrait bien se tirer parce qu’un pan de ma famille est lié à son ex et lui fait la misère.
— Alors dis-nous, si tu aimes mon cousin, raconte, attaque Julie.
— Que je vous dise pourquoi je l’aime ? traduit Cléo, perplexe.
Je crois qu’elle n’en a plus rien à faire de l’intégration dans le clan Hilb quand, au hochement vigoureux de tête de ma cousine, elle répond :
— Tu es sûre que tu vas supporter que je liste toutes les qualités que ton mec n’a pas ?
— Oh ! laisse échapper nos aïeux.
— Pétasse !
— Si tu veux. En attendant, je sais ce que je ressens et ça se base sur rien d’explicable. Oui, il a mille qualités. Mais la manière dont on se sent bien quand on est ensemble, la manière dont il est capable de finir mes phrases comme s’il me connaissait depuis toujours, la manière dont il a remis de la confiance dans mon cœur, la manière dont il est devenu une priorité dans ma vie, ma première pensée au réveil et ma dernière avant la nuit… ça m’est juste tombé dessus. C’est notre « tout » qui fait que je l’aime.
Je l’enlace.
— Nous, on sait, murmuré-je à son oreille.
Mais elle ne me rend pas l’étreinte comme je l’aimerais.
Bravo, Julie, t’as réussi. Je vais peut-être la perdre, parce que jamais elle n’aura envie que ce genre de moments soient fréquents.
Cléo m’avait prévenu, elle ne signait que pour une relation saine. Lorsque, il y a un mois, j’avais mal réagi au fait qu’elle aille dormir chez son ami Killian et que j’avais fait le mort plusieurs heures, elle m’avait dit texto que son couple ne serait pas un lieu de confrontation, qu’elle n’accepterait pas de comportement toxique gratuit. Que les disputes sont saines quand elles se font dans la communication et la bienveillance, mais que je n’avais pas intérêt à reproduire les schémas que je connaissais avec mon ex, à base de prises de têtes hebdomadaires. Qu’elle fuirait car plus jamais l’amour pour elle ne pouvait être synonyme de bataille.
Et je lui offre quoi comme cadeau pour la fin d’année ? Une adversaire assoiffée de son sang, prête à la lapider devant témoins, par pure jalousie et insécurités.
Le bruit strident du vent interrompt la tempête qui se déroule, simultanément, en intérieur. Les nez se relèvent, comme si ça sentait mauvais au sens propre.
Basile repousse le rideau et, outre le blanc qui recouvre les rebords, on aperçoit les ombres menaçantes des arbres qui se balancent sous les bourrasques de vent.
— Que dit l’alerte météo ? demande Phil.
Notre absence de réponse lui rappelle que nous n’avons plus de réseau.
— Et si nous faisions abstraction de tout… ça, et que vous prenions le dessert ? propose ma tante.
Du sucré pour apaiser les cœurs ? Je doute de l’efficacité, mais si ça remplit assez les bouches pour empêcher qu’elles s’ouvrent, pourquoi pas.
Dans le mouvement pour suivre ma tante à la salle à manger, Maxime frôle Cléo et Julie repart dans les tours :
— Toi, touche pas mon mec !
C’est l’hôpital qui se fout de la carte vitale, comme dirait Sarah, la meilleure amie de Cléo.
Passive, ma copine, que je tire en arrière par protection, lève les mains en signe de reddition.
Elle est usée de se défendre et la fatigue se fait sentir pour tout le monde, y compris Wave, qui s’allonge près du feu quasi éteint.
— Les enfants ! intercède Cynthia. Il suffit !
Narquois, Maxime ricane, juste assez fort pour que Cléo et moi l’entendions :
— T’inquiète, ma chérie, même avec un bâton je ne la toucherais pas.
Tu n’es qu’un abject menteur, Maxime.
Cléo est une bombe, mille fois plus rayonnante depuis que tu n’es plus avec elle, et tu oses prétendre que ça ne te fait rien ? J’ai vu tes regards descendre sur ses fesses musclées par le sport qu’elle a fait pour évacuer la colère que tu avais créé en elle. J’ai vu les sourcils se hausser en découvrant sa tenue, qui la met en valeur comme jamais elle n’a su le faire avant tant tu la dévalorisais et l’encourageais à se faire discrète.
Il a eu la chance d’un jour pouvoir toucher son corps, goûter ses lèvres, sentir son odeur, et je sais d’expérience que c’est impossible à oublier.
La méchanceté de ce mec n’est que le miroir de ses regrets.
On s’installe dans un silence morbide. Cynthia et Julie s’éclipsent pour préparer les coupelles de dessert. Malgré son épuisement visible, Cléo tente une touche d’humour, tout bas :
— Tu penses qu’elle va cracher sur ma glace ?
On rit sous cape et je me détends en apercevant, au fond de ses pupilles, une tenace lueur d’amour. Elle ne m’associe pas à eux et continue de me mirer avec tendresse.
Pitié que l’amour suffise. Certes, il ne fait pas tout, mais là, c’est trop fort pour être gâché, encore plus par des gens avec lesquels je suis de plus en plus décidé à ne pas garder contact. C’est une situation que Cléo connaît bien d’ailleurs, et je me sens mal en réalisant que je ne lui ai même pas demandé comment elle vit cette période, en faisant abstraction du fiasco d’ici.
— Tes parents t’ont écrit ?
Elle secoue négativement la tête.
— J’ai eu plus de messages d’alerte météo que de « joyeuses fêtes » de ma famille. Ils doivent être en décalage complet, à Bali, ou Dubaï, en train d’apprécier leur vie sans enfants. Quant à mon frère, c’est un soulagement qu’il ne l’ait pas fait.
— Ta tante ?
— Elle oui, d’ailleurs elle te passe le bonjour, elle a hâte de te rencontrer…
Je couvre ses mains, nouées sur ses genoux, des miennes et m’enquiers, plein d’espoir :
— Ça va arriver bientôt, tu crois ?
— On organisera ça…
— Je vais te chercher un sweat, tu es glacée.
— Non ! glapit-elle. Reste-là…
— D’accord, concédé-je en ôtant le mien pour lui rajouter une couche. Désolé pour tout ça, tu aurais pu être ailleurs.
Son sourire de convenance s’efface, elle se pince les lèvres et confesse :
— C’est clair que même avec mes parents et mon frangin violent, que je fuis comme la peste, je ne suis pas sûre que Noël aurait été pire que là.
Mais, une fois encore, Cléo endosse son self control et fait bonne figure, l’attention juste un peu plus vissée sur son assiette, où une tranche de vacherin, une part de bûche pâtissière et quelques bredeles de notre conception trônent entre deux pointes de chantilly.
Une fois la tablée servie et installée, seuls les bruits des cuillères, les bourrasques du dehors et les grincements de la charpente viennent perturber ce quart d’heure monastique. Sans Basile pour détendre l’atmosphère avec sa conversation légère, elle est à couper au couteau. Maintenant qu’il a été mis au fait des fils rouges entre nous six, il paraît bien plus mal à l’aise.
Peut-être qu’il regrette son instinct de survie, là.
En retournant à la cuisine pour ramener le service sale, Cynthia braille :
— Ah, j’ai mon câble, il était là depuis le début !
— Super, j’ai deux pour cents, rajoute Julie.
— Et moi, j’ai plus de portable, rappelle Maxime en me fusillant de ses yeux de scorpion venimeux.
Je l’ai même pas vu le ramasser.
Je m’en fous, il peut se brosser pour que je lui paie quoi que ce soit.
— Beh branche-le sans attendre, ma mie ! lui conseille son mari.
Elle doit l’écouter, car un bruit sec nous parvient depuis la pièce, après quoi les lumières s’éteignent en un bruit caractéristique de coupure de courant générale.
Philémon gémit en se remettant droit, une main sur son dos, et une question inquiète pour sa femme :
— Cynthia, tu vas bien ?!
— Non ! Il ne se rallume plus !
Dans la soudaine obscurité, où nous nous distinguons à peine, notre invité retrouve la parole :
— Bah j'espère qu'on aura pas à contacter les services d'urgence.
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À mes Toujours
RomanceLa plus triste des séparations n'est que le début du chemin vers la plus belle des rencontres. - Victor Hugo Aigrie par sa rupture et l'année et demi écoulée à enchaîner les rencards, tous plus foireux les uns que les autres, Cléo espère bien passer...
