Vingt-trois

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   Meurtrière.

   Liam avait raison. Une seule idée me vint en tête : partir. Où ? Quand ? Comment ? Cette seule idée n’en était pas une bonne. Pas du tout. Je restai interdite, malgré les paroles de Gabriel, qui m’avait une fois de plus réveillée. Mes mains se mirent à trembler violemment. Je me retins de pleurer, de prendre le briquet qui ne se trouvait pas très loin et de me brûler vive, toute entière. Mes yeux devaient regarder le vide, car j’étais encore hantée par les visions de la fin de cet affreux cauchemar. Il était enfin terminé – ou du moins je l’espérais.

   Gabriel me secoua un peu, et je me redressai. Je ne savais plus où j’en étais ; ça faisait trop d’un coup. Je fixai mes mains. Même si matériellement, elles étaient tout ce qu’il y avait de plus normal, mes sens me jouaient des tours, associés à ma conscience toujours plus cruelle ; je vis du sang couvrir mes paumes, et je sentis un liquide chaud couler entre mes doigts. D’un bond, comme une aliénée hallucinante, je sortis de la chambre et me frottai les mains sous l’eau, si fort et si frénétiquement qu’elles en devinrent rouges et irritées. Quand je repris enfin mes esprits, je m’aperçus que Gabriel m’observait, les sourcils froncés. On se toisa plusieurs minutes. Mes mains me faisaient mal.

   - Carter, tu m’inquiètes.

   - Tu n’as pas à te soucier de ça. Ça va. Je t’assure.

   Je lui souris doucement, et il me rendit ce sourire de la même manière.

   - Ça n’avait pas l’air en tout cas.

   - Je te le dis, je me sens très bien.

   Il hocha la tête avec une moue dubitative. Il vint m’embrasser sur la joue et repartit, me laissant seul avec moi-même et mon reflet.

   Je me détestais. Je me haïssais au plus haut point. Comment avais-je pu faire ça ? Alors, c’était donc irrévocable ? Personne ne pouvait lutter contre ce qu’il était, malgré les espoirs désormais vains que je m’étais forcée à croire ? Tous mes efforts étaient réduits à néant. Je m'appuyai contre le lavabo. Des larmes brûlantes désintégraient mes yeux. Je les ravalai avec peine. Comment allais-je bien pouvoir faire face à ce nouveau poids qui s'ajoutait sur mes épaules ?…

   Je fixai la porte. Il se trouvait de l'autre côté. Son fils. L'enfant de celle à qui j'avais ôté la vie. Celui que j'aimais, indéniablement, mais celui que j'avais fait souffrir indirectement, à qui j'ai fait porter le deuil. J'étais responsable du suicide de son père, puisqu'Amelia lui manquait tellement qu'il avait fini par la rejoindre. J'avais détruit une famille. Une vie. Même plusieurs.

   Je n'osai pas regarder à nouveau mon reflet dans le miroir. Je me dégoûtais de moi-même. J'étais paralysée ; la seule envie qui me prenait était de prendre ce foutu briquet et de m'immoler une fois pour toute. Je faisais trop souffrir les gens que j'aimais, je semais le malheur. J'étais un chat noir, en somme. Mon esprit complètement déconnecté de mon corps, celui-ci se mit à agir seul. Mes pieds se déplacèrent, me traînant dans ma chambre, que Gabriel avait déserté. Mes mains s'activèrent mollement pour vêtir ma frêle carcasse, de nouveau squelettique à en avoir pitié. Même de l'extérieur, j'étais immonde. Une chose innommable qui, quand on posait les yeux dessus, devait repousser tous les regards du monde, même ceux des aveugles... Mes pieds me guidèrent à nouveau dans une autre direction. Je fus sortie de l'immeuble rapidement.

   Je m'arrêtai, regardant partout autour de moi comme si j'étais perdue. Ce n'était pas faux, dans le fond, car j'étais belle et bien noyée au milieu de mes pensées, et ma conscience s'en mêlant, tout cela était encore bien plus compliqué. Je vis les gens rentrer chez eux, constatai que la nuit tombait à vitesse folle. Je louvoyai entre les membres de la foule parisienne encore dense, la tête toujours ailleurs.

   Il fallait que je trouve une solution. Que je réfléchisse, que je m'isole, que je m'en aille de tout ça. La mort n'était peut-être pas la solution, malgré la certitude que j'en avais eu des mois durant.

   Je ne savais plus où je me trouvais, où j'étais, tout cela n'avait plus d'importance pour moi. J'errai toute le reste de la nuit durant, n'ayant cessé de penser, de trouver une solution, me concentrant uniquement sur ça. Je ne voulais plus qu'on m'aide, je ne voulais plus faire souffrir les gens que j'aimais et répandre le malheur autour de moi. Être la cause de la plus profonde désolation qu'ait connu un être humain m'était insupportable. Il me fallait faire vite, agir. La fatigue me consumait, et plus les heures passaient, plus elle me prenait. Cette fatigue, psychologique, commençait à m'envahir physiquement. Je le sentais, mais mon esprit et mon corps étaient de nouveaux séparés, agissant indépendamment, ma tête plus remplie que jamais d'idées, de machinations, de décors, de plans. Je ne sentais plus aucune partie de mon anatomie, emportée par l'assaut acharné de ces vapeurs de rêves... Mon corps cria, demanda de l'aide, incapable de supporter quelconque pas de plus. J'étais possédée par le flot déchaîné de mon esprit, de ma connaissance et de ma réflexion, n'entendis pas les hurlements de chaque partie de mon enveloppe charnelle. Mais ce supplice, bien qu'il fut plus doux que tous ceux que j'avais connus, paya. Je sus, ce que je devais faire.

   J'allais agir. Reprendre le contrôle serait ma nouvelle destinée.

   Quand je rentrai, au petit matin, je trouvai Gabriel avachi sur la table, une tasse de café froid dans la main. Bien que je voulus sourire, je n'effectuai pas ce geste. Mon plan avait commencé dès l'instant où il avait germé dans mon esprit. Je le réveillai avec douceur, le secouant légèrement. Il se redressa brutalement, le regard hagard et encore ensommeillé, et je posai mes deux mains sur ses épaules. « Là... » lui soufflai-je. Il tourna la tête vers moi, fronçant les sourcils. Il marmonna quelque chose, qui ressemblait plus à un grognement qu'à une parole. Je le fis se lever.

   - Va te reposer encore un peu.

   J'étais bien consciente que la table n'était pas le meilleur support pour dormir. Il se coucha dans la chambre et se rendormit aussitôt. Je l'observai un moment, les bras croisés, appuyée contre la porte. Il avait encore l'air d'un enfant, dans son sommeil. Je soupirai ; ce que je me préparais à faire n'était ni évident, ni facile, et je savais que tout cela allait me mener plus loin que tout ce que je pouvais penser. Mais, je savais aussi que tout cela était nécessaire. Il le fallait, pour eux tous, car je faisais cela pour eux aussi...

   Je me détournai, m'assis dans le canapé, et laissa tomber ma tête contre le mur. Mes yeux fixaient indéfiniment le plafond terne, le temps de tout organiser dans ma tête. Laisser une quelconque trace de mon projet sur papier ou informatique augmentait le risque d'échec, de peur que quelqu'un découvre tout. Non, je ne devais pas courir ce danger.

   Pas de traces, pas de bavures, pas de confessions... Rien. Tout ce qu'il me fallait était un, ou même peut-être plusieurs alliés. Et malgré que cela m'en coûte toute ma fierté et une bonne partie de ma dignité... Je savais vers qui j'allais me tourner.

   Et il n'avait pas le choix d'accepter.

PulsionsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant