Avant, je n'avais jamais connu l'amour. Je n'étais ni belle, ni moche. Les garçons, par leur idiotie et leurs obsessions mal placées, m'exaspéraient profondément. Je n'arrivais plus à les supporter. Je n'hésitais pas non plus à les rabaisser, leur rappeler à quel point ils étaient cons. Je cherchais la merde constamment. Je n'avais pas de meilleure amie, ni d'amis tout court. On se moquait souvent de moi, surtout à coups de vannes sur mes cheveux roux vifs. Je rêvais d'être plus forte, d'avoir la force surhumaine pour les prendre à la gorge et les menacer. Je rêvais d'être aimée, et crainte. Que les gens s'écartent sur mon passage. Qu'on ne regarde que moi. Je voulais qu'on me remarque. Mais, dites-le moi, qui aurait voulu d'une rouquine enrobée, le visage constellé de boutons d'acné, à la grande gueule et à l'humeur et la personnalité détestable ? Personne. Pourtant, ma seule alliée, la solitude, me suffisait. Je souffrais de ce rejet ostensible. J'étais trop timide et peureuse pour me rebeller contre toute la terre entière, je tenais trop à mes bonnes notes. Je mourais d'envie de répondre aux profs, de faire des remarques sarcastiques, de ne jamais faire mes devoirs, bref, devenir un vrai cancre. Mais je ne voulais pas décevoir mes parents, qui croyaient en moi, qui étaient fiers. Même s'il m'arrivait de péter un câble contre l'humour de mon père, que je trouvais particulièrement agaçant, je les aimais. Ma sœur aussi, je l'aimais. Même si on s'engueulait, quatre-vingt-dix pourcent du temps. Bien que plus jeune que moi, j'enviais sa beauté, sa simplicité, sa popularité. Elle avait tout de plus que moi, et je lui menais la vie dure, parce que je détestais que sa vie soit plus belle que la mienne. Je n'avais rien auquel je pouvais m'accrocher, rien qui ne me permettait de m'évader. J'étais prisonnière de la réalité. En cours de français, lors de l'une de toutes ces journées banales qui se ressemblaient pareilles à deux gouttes d'eau, une phrase m'est venue à l'esprit. Comme ça, soudainement : Un jour, je trouverais les ciseaux pour couper les fils de la marionnette que j'incarne.
Cette phrase fut mon obsession pendant des mois. Je la notai partout où je le pouvais. Sur mes mains, mes cahiers... Elle résonnait mélodieusement quand je la murmurais, telle une litanie sourde. Rien que ces mots me donnaient la force de me battre, cette force d'esprit que je cherchais depuis tant de temps. Aujourd'hui, elle reste encrée en moi, faisant écho sur chaque paroi de mon être. Je n'ai jamais pu m'en défaire. J'avais contenu toute cette douleur... Pendant des années, je couvais une bombe qui tardait à exploser.
Cette bombe a explosé quand j'ai déniché mon appartement, pas loin de la périphérie de Paris. Un truc tout pourri et délabré, mais je m'y étais senti chez moi immédiatement. Un tout petit trois pièces. La première chose que j'ai faite, après avoir posé mes maigres sacs par terre, c'est crier. Par chance, tout le monde était au boulot, le concierge profondément assoupi. J'ai crié, crier de rage, de peine, de douleur. J'ai pleuré comme je ne l'avais jamais fait.
Un nouveau départ s'offrait à moi.
J'ai perdu du poids. Tout défaut cutané ayant disparu. La couleur de mes yeux s'est amplifiée, celle de mes cheveux aussi. J'étais taillée dans une allumette, et j'étais frêle, si frêle... J'en ai eu peur. Mes sens aussi étaient décuplés. En à peine quelques semaines, je suis devenue quelqu'un d'autre. Une étrangère.
Tout ça était bien loin. J'étais dehors, dans la cour déserte du lycée, à pleurer, silencieusement, telle une muette malheureuse. Je ne rêvais que d'une chose : que les bras de Gabriel, mon ange Gabriel, s'enroulent autour de moi, et que celui-ci boit mes pleurs pour ne pas qu'ils se voient. Mon cœur battait si fort, je voulais le calmer, je l'entendais qui retentissait dans ma poitrine. Le bruit était tellement assourdissant que je croyais que la Terre entière pouvait l'entendre, et que tout le monde s'était tut pour l'écouter. Tous les élèves étaient rentrés en cours. J'étais émancipée, je faisais ce que je voulais. Je m'étais éclipsée, laissant le groupe dans sa joie collective, pour aller me réfugier dans les toilettes – toujours dénués de présence humaine – et pleurer toutes les larmes de mon corps. Pourquoi pleurais-je, alors qu'avec Alix nous riions, il y a à peine deux secondes ? Je n'y comprends rien. Depuis que je suis ce que je suis, je pleure, sans m'y attendre.
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Pulsions
RomanceSix mois. Vingt-quatre semaines. Six mois que j'ai fui, vingt-quatre semaines que je suis loin de mon ancien chez moi. Six mois que je les ai abandonnés, laissés seuls là -bas. Vingt-quatre semaines que le sort de mon âme s'est scellé. Six mois. Vin...