Les lianes disparurent. Gabriel me regardait, terrifié. J'avais peur, parce que tout ce que j'avais redouté était en train de se dérouler.
- Je t’avais dit que j’étais un monstre.
Les trois garçons me fixaient. Je fis un pas vers Alix, et je les vis sursauter. Je soupirai bruyamment.
- Putain, c’est bon, je ne vais pas vous manger !
- Laisse-les, Carter. Ils ne comprennent pas la tournure de la situation. Ils sont en état de choc. Gabriel plus particulièrement.
Je lui faisais confiance. Je m’agenouillai près d’elle. Ses paupières étaient mi-closes, et je la secouai un peu. Je la portai, en veillant à ce que sa tête repose sur mon épaule. Je n’avais plus à me cacher, maintenant qu’ils savaient. Et je me fichai totalement si cette démonstration d’un de mes dons vampiriques empirerait leur choc ou non.
Son corps était dénué de toute énergie, elle n'essaya même pas de résister ; je la déposai sur le lit.
- Tu as mal quelque part ?
- Un peu à la tête. Et au bas du dos, aussi.
- Je suis sincèrement désolée. Je ne voulais pas…
- Ce n'est rien, Carter, me coupa-t-elle.
Je m'assis à côté d'elle, lui caressai les cheveux. Elle était faible. Elle avait besoin de sommeil. Etrangement, son énergie était bordée d'une couleur grise, gris foncé, presque graphite.
- Dors un peu.
Je me levai et marchai jusqu'à la porte. Cette fois-ci, les garçons ne bougèrent pas. Je les intimai d'un geste de me suivre et de laisser Alix se reposer. Ils s'empressèrent de sortir, et je fermai la porte en essayant de faire le moins de bruit possible.
- Venez. Je pense qu'on a certaines choses à mettre au clair.
Nous descendîmes au salon, et on s'assit, sans un mot. Gabriel avait la tête basse. Les trois garçons me faisaient face. Le silence se fit religieux pendant plusieurs secondes.
- Des questions ? demandai-je d’un ton que je voulais léger.
- Tu es vraiment un vampire ? questionna Quentin.
Celui-ci semblait avoir recouvré un certain calme. Les légers tremblements de ses mains trahissaient cette théorie.
- Aussi vrai qu’Alix est une sorcière. Je crois que tu as la réponse à toutes tes questions, Gabriel.
Mon interlocuteur replia ses genoux contre sa poitrine et enfouit sa tête. Au secours. C’est le pire cauchemar que je n’aie jamais fait. Aidez-moi. Je vous en supplie. Faites n’importe quoi, mais venez-moi en aide. Par pitié… Je luttais pour retenir mes larmes face à ce reniement total de la part de celui que j’aimais et voulais protéger par-dessus tout. J’inspirai longuement, pour me calmer.
- Ça te dérangerait de nous montrer… une preuve ?
- Comme si ça ne suffisait pas… Tu l’as déjà eue : j’ai assommé Alix en la poussant contre le mur, je vous ai repoussé tour à tour plutôt facilement alors que je ne suis pas plus épaisse qu’une feuille de chêne, je ne me nourris que de trucs rouges, voire roses, il y a eu un moment où je sortais quasiment toutes les nuits, et je vous laisse deviner pourquoi… Si tu en veux une autre, je t’en prie, regarde bien.
J’ouvris la bouche, et je me laissai gagner par toute cette colère que je refoulais contre moi-même. À peine avais-je pensé à ce sentiment que je sentis ma dentition se transformer. Ce n’était pas très douloureux ; juste un petit picotement, mais rien de plus. Je ne leur laissai pas le plaisir – ou plutôt le malheur – de voir mes canines reprendre leur forme initiale, que je refermai la bouche sèchement. Mes dents claquèrent. Aïe. Je me renfermai, pour contenir ma haine prête à exploser. Je me calmai en respirant.
- Depuis quand ?
Nous nous tournâmes tous vers Gabriel. Il me regardait droit dans les yeux. Qu’espérait-il y déceler ? Une lueur démoniaque ? Tu n’as pas frappé à la bonne porte, mon ami. Je déglutis.
- On est en avril, c’est ça ? Alors ça fait… Dix mois. Bientôt un an.
Leurs têtes m’auraient fait rires si la situation n’avait pas été si « dramatique ».
- Donc tu as réellement dix-sept ans ?
- Tout à fait.
Gabriel me scrutai. Je n’osai pas le regarder. Mon cœur battait à cent à l’heure, et semblait vouloir sortir de ma cage thoracique et bondir partout où il pouvait. Je me forçai à desserrer les poings. Là ; ça va aller.
- Pourquoi tu ne me l’as pas dit dès le début ?
Il avait les yeux brillants. Je devais avoir les miens dans le même état. Je vis que leurs énergies – qui étaient blanches pour les humains – étaient bordées d’un halo bleu nuit. Serait-ce la couleur de leur état de choc ?
- J’avais peur de te perdre. Sans m’en rendre compte, j’étais déjà trop attachée à toi. Je craignais que tu partes en courant. Pire : que tu me dénonces, ou que tu essayes de me tuer.
Il éclata de rire. Oui, tout à fait : il riait. Ce n’était pas un rire moqueur ou léger. J’aurais plus parié sur le rire hystérique, voire démentiel. Le genre de rire qui masque votre incompréhension ou votre choc. C’était plutôt ce rire-là dont il s’agissait. Le rire des fous.
- Arrête ça. Ça n’a rien de drôle.
- Carter !
Il s’était levé, m’avait attrapé les avant-bras et m’avait plaqué furieusement contre le mur. « Gabriel ! Tu ne sais pas de quoi elle est capable ! » criaient Peter et Quentin. Il me secouait, ma tête frappait le mur en cadence au rythme des secousses de Gabriel ; le noir envahit peu à peu ma vue. Je crus que j’allais perdre connaissance, mais il fut arraché à moi par ses amis, qui guettaient d’un œil inquiet ma fureur vampirique. J’avais envie de rire, mais aucun son ne sortit de ma gorge. Je me laissai tomber par terre ; je touchai l’arrière de ma tête, et mes doigts furent bariolés de tâches noires et liquides ; je me les essuyai sur mon jean. La plaie allait se refermer, et je ne conserverai aucune trace matérielle de cette altercation.
- Je ne peux pas te tuer ! Arrête de dire des trucs pareils ! Je ne pourrai jamais te tuer ! Jamais !
Finalement, je sombrai.
Je suis en train de flotter – ou bien de tomber, je ne sais pas. Que du noir, et le silence. Un atroce silence, plus horrible que le précédent. Je trouve ça étrange. Normalement, je devrais me réveiller. Alors, qu’est-ce que je fais ici ?
Et là, un flash. Non, pas un, plusieurs. En continu, devant mes yeux, derrière mes paupières. Ils ne me quittent pas. Je ne peux toujours pas crier. J’entraperçois une femme, aux cheveux noirs, de longs cheveux. Et des yeux bleus. Je ne saurais dire s’ils sont semblables à ceux que je viens de croiser ; les flashs se font plus insistants, plus rapides. Elle me fixe, toujours plus intensément. Plus je la regarde, plus je sens ma raison me quitter. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qui est-elle ? Non, c’est une question idiote. Je la reconnais. Je sais qui elle est. On ne s’est jamais connu. Pourquoi me fait-elle ça ? Ma tête me fait mal, l’intérieur de ma boîte crânienne se compresse sur elle-même au fur et à mesure, et tout mon corps me murmure d’abandonner la lutte. Mon cœur va lâcher. Je le sens. Il tambourine dans ma poitrine, comme un fou frapperait le mur pour essayer de s’échapper en vain de l’asile. Soudain, la femme pointe son doigt vers le lointain. Elle me dit : « Regarde ! Regarde ! ». Mais j’ai tellement mal que je ne veux pas l’écouter. Je veux juste mourir, là, maintenant. J’aurais déjà dû être morte. Pourquoi s’amuser plus longtemps avec le jouet noir et déchiré qu’était mon âme ?
Mon cœur ne tient plus. Je suis partie.
S’en est fini.
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Pulsions
RomanceSix mois. Vingt-quatre semaines. Six mois que j'ai fui, vingt-quatre semaines que je suis loin de mon ancien chez moi. Six mois que je les ai abandonnés, laissés seuls là -bas. Vingt-quatre semaines que le sort de mon âme s'est scellé. Six mois. Vin...