Neuf

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   Son père avait fait une deuxième tentative. Après son premier échec, il avait enfin trouvé le moyen de soulager sa douleur… en la reportant sur son unique et propre fils. Dans un sens, cela me peinait. Il avait fait cela dans un accès d'égoïsme pur et simple. Si on le prend sous cet angle, on pourrait dire que moi aussi, j'étais égoïste en les laissant tous là-bas. Mais, en creusant un peu plus, on se rend compte que j'ai fait ça pour les protéger. Les protéger de ma nature diabolique et inhumaine… J'ai fait ça parce que je les aime. Mais l'avantage de ma fugue fut que je n'eus plus besoin de retourner à ce lycée pourri plein de monstres sans-cœur et pervers...

   Gabriel avait voulu aller seul à l'enterrement, ses parents étant dans des cercueils adjacents. Personne ne le croyait en mesure d'y assister seul, mais il avait fermement insisté sur le sujet. Nous respections donc sa décision.

   M. Anderson était la dernière famille de Gabriel. Aucun cousin, aucun oncle ou tante, pas même de grands-parents. Soit il n'en avait jamais eu, soit ils étaient tous morts. Après cette après-midi, où j'ai laissé Gabriel retourner à son appartement, je suis aussitôt passée à l'action. Il m'a fallu fouiller dans mes adresses utiles un bon moment avant de trouver celle dont j'avais besoin. Un mec qui, pour arrondir ses fins de mois, faisait dans la falsification de documents officiels : carte d'identité, passeport, carte européenne d'assurance maladie… Je lui ai téléphoné aussitôt, en utilisant le code énoncé sur le petit papier. Heureusement, il faisait dans les trucs-machins d'émancipation. Je ne savais pas du tout comment on procèdait pour une émancipation, vu que je vivais depuis bientôt huit mois dans le mensonge. Je le reçus le lendemain matin, dans une enveloppe kraft, avec le montant indiqué sur un reçu. Ce même reçu indiquait en gros caractères : "À BRÛLER DÈS LE REGLEMENT EFFECTUE." Je lui envoyais l’argent liquide dans une autre enveloppe kraft. J’avais enfin les papiers. Après ça, j’ai dû acheter du mobilier supplémentaire pour Gabriel, notamment un lit, des draps, un bureau et des couverts. J’avais fait tout ça en même pas une semaine. C’est fou ce que c’est épuisant ! Heureusement pour moi, Gabriel était majeur (il a redoublé son CP, je crois). Je n’aurais donc pas à me traîner devant les tribunaux et me battre bec et ongles pour obtenir sa garde. On avait conclu cela ensemble. Je lui avais proposé d’emménager chez moi, qu’il n’aurait pas à payer le loyer, ni rien de tout ça, qu’il serait juste un colocataire gratuit. Il dut accepter, parce que désormais, il n’avait pas le choix.

   Je mesurais le risque considérable de rapprochement qui allait s’exercer dès qu’il aura emménagé, mais je ne pouvais pas le laisser comme ça. Il n’avait pas de boulot, et à moins de vendre les meubles, il n’aurait pas tenu très longtemps.

   Ce fut donc avec un mélange de crainte et d’excitation que je me préparais à héberger Gabriel.

   C’est aujourd’hui ! Bon, je l’avais aidé à vendre les meubles qui n’auraient pas pu rentrer chez moi, et je lui ai conseillé de prendre un abonnement à la ligne de bus scolaire. Mais il arrivait  ! J’étais tellement impatiente !

   J’attendais, essayant d’être calme et d’enlever ce sourire béat qui ornait mon visage. J’avais une petite boule au ventre, mais cela ne me gênait pas plus que ça. On toqua à la porte. Je me sentis expirer, comme si j’avais retenu ma respiration depuis un moment. Il était arrivé ! Je me retins de me jeter dans ses bras, car en présence d’un déménageur, cela aurait été… déplacé. Bien sûr, il n’y avait que deux ou trois meubles et autres bidules à monter. Nous aidions tout les deux. Je m’occupais des meubles lourds avec le déménageur – même si j’aurais très bien pu les porter toute seule, mais n’exagérons rien – et Gabriel prenait les lampes et autres effets personnels dans des petits cartons, sous le bras. Tout fut terminé en deux heures – le temps de monter les quatre étages qui séparait le camion de l’appartement. J’avais tout réglé avec le notaire et le concierge, donc plus de problèmes administratifs. Mais j’avais laissé le temps qu’il fallait à Gabriel, avant qu’il ne vienne s’installer. Cela était bien normal. Nous étions maintenant au début du mois de mars, et le froid s’en allait, l’hiver, qui avait été si rude, fondait doucement, laissant place à un soleil doux et à une brise fraîche et parfumée des premiers bourgeons. Une fois le déménageur et le gros camion partis, mon enthousiasme retomba, me rappelant pourquoi il venait habiter ici. J’aidais Gabriel à s’installer, et je dus ranger certaines de mes affaires pour lui faire de la place, étant donné qu’il n’y avait qu’une seule chambre.

PulsionsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant