Chapitre 1

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- Fichus pigeons !

Après des heures de travail, j'obtenais pour récompense une fiente de pigeon. Une fiente de pigeon ? Voilà maintenant plusieurs heures que j'efface, je retrace, je redessine, j'agrandis, je détaille, j'affine, j'embellis, je fignole et je retouche mes traits de crayons pour que mon dessin soit le plus harmonieux possible. A présent, il ne pourra jamais l'être, tout ça à cause de ses petits idiots de pigeons qui font pipi et caca partout ! Après tout, je suis aussi responsable : pourquoi s'embêter à venir dans la forêt pour dessiner un sapin ? Je jette mes crayons sur le sol humide recouvert d'épines provenant des nombreux conifères qui m'entourent. Le rassemble mes genoux sur ma poitrine et me balance doucement afin de faire descendre ma tension. Le vent frais de l'Est me caresse le visage et fait flotter mes cheveux noirs dans l'air. Mes doigts sont violets ainsi que ma bouche et mes joue se colorent d'un rouge écarlate au contact de la neige qui tombe du ciel. L'hiver est la saison qui m'inspire le plus. Elle est aussi la saison la plus redoutée du monde car on l'associe à famine, faim, froid, pauvreté, corvées, fatigue, tout ses mots plus horribles les uns que les autres. Si seulement nous pouvions être riches. Je m'imagine ma famille et moi, entourés de dorures, de bijoux, de diamants, de robes et costumes somptueux, de mets exquis... Et je retourne à la réalité. Je peux rêver tant que je veux, rien ne changera la donne. J'entends au loin le clocher de l'église qui sonne le couvre-feu : signe qu'il est impératif de rentrer, sous peine exécution immédiate. Je fourrage mes affaires de dessin dans un sac de toile que je m'empresse de jeter sur mon épaule et cours aussi vite que mes jambes me le permettent pour rentrer à la maison. J'esquive branche tombantes, sapins qui piquent, racines dangereuses et enjambe multiples troncs d'arbre pour atteindre finalement une petite chaumière délabrée qui n'est autre que mon chez-moi. Je me faufile à l'arrière de la maison, entrouvre une lucarne donnant sur la salle de bain, y dépose ma sacoche et m'y glisse avec la plus grande discrétion. Je me recoiffe à la va-vite pour paraître présentable colle mon oreille à la porte me séparant de la cuisine. Notre chaumière se résume à trois pièces : une misérable cuisine, une pièce appelée "salle de bain" -bien qu'elle ne contienne qu'une cuve en bois et un pot pour les besoins naturels- et une chambre que je partage avec ma mère et ma sœur étant donné que mon père dors dans la cuisine. Avec mon ouïe fine, j'intercepte les moindres bruits à travers cette porte.

"- Mais que fait-elle ? s'écrie ma mère, sur le point d'exploser.

- Elle va rentrer tôt ou tard Isabelle, la rassure mon père."

- Ou pas, ajoute ma sœur, toujours aussi solidaire..."

Je compte jusqu'à trois avant d'ouvrir la porte. 1, 2... Mon 3 à peine prononcé, la porte de bois s'ouvre à la volée avec une telle force qu'elle sort de se gonds, tout comme celui qui vient de l'ouvrir. Ma mère, le visage crispé par la colère me dévisage férocement avec une telle insistance que j'en suis tétanisée. Je déglutis avec peine. Elle m'empoigne par le poignet et m'emmène dans ma chambre qu'elle ferme à clé. Chaque soir, c'est la même chose : elle sort la ceinture de mon père, je m'en prends cinq coups et je m'endors sans manger. A force, je m'y suis habituée mais je ne pourrais jamais me défaire des cicatrices rouges dans mon dos. Maintes et maintes fois, je me suis demandée pour ma mère faisait cela. Parce qu'elle est en colère ? qu'elle a peur ? qu'elle me déteste à ce point ? Je laisse mes idées vagabonder et je m'endors rapidement, après avoir endurer quinze coups au lieu de cinq...

Je me réveille le lendemain matin, se sachant pas où je me trouve. Je tente de me relever quand soudain, je suis prise d'une douleur atroce au dos. A présent tout me revient. La forêt, ma mère, les coups de ceinture... Je m'effondre alors sur le sol froid, en gémissant de douleur. Je reste ainsi plusieurs heures jusqu'à qu'une faible lueur ranime en moi mon espoir. Peu à peu, la lueur devient un vaisseau puis une immense lumière, m'entourant d'une chaleur indescriptible. Je vois ma sœur, Alice, qui se jette sur moi en me ruant de coups ne faisant qu'aggraver mes blessures de la veille. Mais pourquoi fait-elle cela ? J'arrive à marmonner quelques mots entre deux coups de poings : "pourquoi" et "arrête". Soudainement elle s'arrête, me regarde droit dans les yeux et me dit :

"Tu as été choisie, annonce-t-elle."

Puis elle repart, la tête haute, des larmes perlant au coin des yeux. En quatre mots seulement, Alice a su semer le doute en mon fort intérieur. Pourquoi ai-je été choisie ? La corvée du mois ? La charroi ? Quoi donc ?! Je sais. Par la Pioche. Non, je ne vais pas le croire et pourtant, cela semble si évident : Alice, grande fan du Prince est jalouse de moi... Je rassemble mes dernières forces et je me lève, retenant de mon mieux des gémissements de douleur. Je repère la faible source de lumière de toute à l'heure, tâte les murs de la pièce dans laquelle je suis enfermée et je trouve finalement la poignée. Je clopine jusqu'à la salle de bain où je pourrais soigner les blessures. Mais quand je vois ma famille au grand complet, réunie autour de la table du séjour, je décide de savoir ce qu'il se trame. Je pose délicatement mes fesses sur une chaise et prends soin de ne pas m'appuyer sur le dos de mon siège. Mon père lève ses yeux noirs vers moi, emplis de tristesse, ma mère lit une lettre et Alice fulmine intérieurement.

"- Que se passe-t-il, demandais-je ?

- Tu as été choisie, annonce mon père.

- Choisie pour quoi et par qui ?, dis-je exaspérée de ne pas savoir la vérité.

- Par..."

A peine un mot prononcé, ma sœur coupe papa.

"- Sache que tu n'as pas été choisie, on t'a tiré au sort, elle marque une longue pause avant de reprendre, tu vas participer à la Pioche cette année."

Je me fige, mon cœur s'arrête de battre, mes yeux se voilent de larmes, mon cerveau ne fonctionne plus. La Pioche. La Pioche ? La Pioche !!! Je jette un regard effaré à mon père, puis à ma mère ainsi qu'à Alice. Tout à coup, j'éclate en sanglots, répandant ma tristesse, mon désespoir, ma colère sur la table. Alice tourne les talons et s'en va dans sa chambre. Mon père me considère avec pitié et ma mère avec... de la fierté ? Je ne parviens plus à penser, ma tête est trop embrumée. Je sors en coup de vent de ma maison, laissant derrière moi ma maison. Je cours, je cours, rien ne m'arrête. Je fais halte à la source de la forêt du village. Puis, j'entends des craquements de feuilles. Les gardes sont venus me chercher ? Maintenant ? Non, impossible. J'aperçois de mes yeux émeraude une somptueuse biche, à la posture imposante. C'est Bambette, ma meilleure amie. Je l'ai rencontré dès mon arrivée au village, elle me fixait avec une telle insistance que je l'ai suivie dans les bois. Sans elle, je n'aurais jamais découvert cette endroit. Bambette bat de ses longs cils et repart aussi furtivement qu'elle était venue. Qui voudrait d'une fille qui a pour meilleure amie une biche ? J'appuie ma tête sur un troncs recouvert de mousse et m'endors, la peur faisant parcourir des frissons dans mon dos.













La PiocheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant