Chapitre VII (1)

930 107 4
                                    

Il était sorti pour reparaître un quart d'heure après avec le thé et quelques provisions, avant de s'éclipser. Veronika n'avait pas osé lui demander où il se rendait. En l'entendant siffloter Le beau Danube bleu dans l'escalier, elle ne douta plus ; il avait rendez-vous avec la femme de cette nuit. Veronika se la représentait brune, petite, élégante : tout ce qu'elle n'était pas. Elle tâta machinalement ses bras, les jugea trop musclés avec au bout, des mains pareilles à des battoirs. Idem pour ses jambes interminables dont elle ne percevait pas la beauté. Une sensation d'impuissance la gagna, suivie d'une bouffée d'angoisse. Imre Estérazy ne risquait-il pas d'être du même avis que le lieutenant ? Elle fit bouffer ses cheveux – son seul atout, croyait-elle – et fut un peu rassérénée. Tout en sirotant son Darjeeling, elle réfléchit à quoi elle occuperait de sa journée. Arpad lui avait promis de ne pas rentrer tard, mais elle savait ce que valaient ses promesses.

« Très bien, comme vous voudrez, avait-elle répondu d'un ton laconique. » Et il était parti, tout guilleret, la veste sur l'épaule.

Veronika reposa la tasse et se dirigea vers la fenêtre qu'elle ouvrit. Juste en-dessous de l'appui, démarrait une corniche où un pied pouvait s'accrocher. Elle calcula l'élan nécessaire pour sauter au sol sans se blesser. Un jeu d'enfant pour une fille sportive comme elle. La remontée serait plus difficile, car le mur offrait moins de prises qu'un tronc d'arbre. Tant pis ! Elle aviserait le moment venu.


Elle se fit d'abord conduire au Graben. Avant son départ, son père – enfin, celui qu'elle avait toujours considéré comme tel – lui avait remis une somme importante en florins. « Tu en auras peut-être besoin », avait-il dit. Elle en avait laissé la plus grande partie dans l'armoire et fourré le reste dans son réticule. Elle avait prévu d'acheter une ou deux tenues et des souliers plus chics que ses solides bottines, mais le choix proposé dans les boutiques de l'artère commerçante était époustouflant. Veronika allait de l'une à l'autre, comme un enfant devant un défilé de pâtisseries. Du coup, elle prêta à peine attention à l'intérêt suscité par sa présence. Certains passants poursuivaient leur chemin après lui avoir jeté un coup d'œil furtif, d'autres se retournaient sur elle. D'autres encore s'arrêtaient carrément pour la dévisager. 

La jeune fille tomba soudain en extase devant un superbe chemisier blanc drapé sur le buste d'un mannequin. Le désir de posséder une aussi jolie chose l'emporta sur sa timidité. Elle entra et demanda combien il coûtait en allemand. La vendeuse à laquelle elle s'était adressée la considéra, bouche-bée. Une autre s'approcha. Son corsage de soie luisante où cascadait une chaîne de montre en or indiquait une position élevée. Elle écarta sa collègue d'un geste impatient et s'inclina avec déférence devant Veronika. La jeune fille répéta ce qu'elle venait de dire. Un profond malaise l'envahissait car tous les regards semblaient converger dans sa direction. Les clientes du magasin avaient cessé d'examiner les articles et chuchotaient entre elles. La femme à la chaîne dorée alla décrocher le chemisier et le mit respectueusement entre les mains de Veronika. La taille convenait et le prix affiché était correct. La réaction de la vendeuse quand Veronika voulut payer fut étonnante. Prenant un air outré, elle repoussa l'argent tendu et emballa l'article sur le champ. Veronika ne maîtrisait pas assez bien l'allemand pour réclamer des explications. Après avoir bredouillé un Danke schön, elle se retrouva dans la rue, son paquet entre les bras et l'esprit en déroute. Pourquoi ces femmes l'avaient-elles détaillée, tel un phénomène de foire et surtout, pourquoi lui avait-on fait un cadeau ? Il y avait aussi la révérence, comme si elle avait été une personnalité de marque. C'était incroyable, c'était...

Un fiacre arrivait juste au moment où elle passait la porte de la boutique. Elle s'y réfugia avec soulagement. L'idée lui vint de rentrer Joseftrasse, mais le beau temps n'incitait guère à s'enfermer. La vision d'Arpad se promenant – ou pire – avec sa créature la poussa à se rendre au Prater. Dans ce parc immense, elle passerait inaperçue. Elle admira le Danube de plus près que la veille : un large ruban brillant sous le soleil. Mai débutait et les marronniers de la grande allée qui traversait le Prater étaient en fleur. Le fiacre croisa des cavaliers lancés au petit trot. Veronika se pencha à la portière pour les regarder. Elle les enviait. Quand aurait-elle l'occasion de remonter en selle ? En Hongrie, Imre Esterhazy devait posséder de nombreux chevaux. Elle avait hâte d'être là-bas avec lui.

La fille du dimancheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant