Chapitre XIV (1)

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En quittant le manège espagnol, Veronika s'était retournée pour envoyer un baiser à Nicolas Esterhazy. Reverrait-elle un jour son nouvel ami ? Elle avait l'impression de perdre son dernier appui après le lieutenant. Le comportement de ce dernier la déroutait et l'attristait. « Il aurait pu au moins répondre à mon salut » se disait-elle en parcourant le labyrinthe des corridors. Les murs couverts de portraits figés se resserraient autour d'elle. Que n'était-elle un homme pour galoper à la suite d'Esterhazy dans la puszta ! La journée à venir s'annonçant interminable et terne, elle en profiterait pour écrire à ses parents adoptifs.

L'espoir d'échapper aux remontrances d'Ida Ferenczy s'envola à peine franchi le seuil de l'antichambre. Mais contre toute attente, la lectrice d'Elisabeth affichait un sourire aimable. Veronika balbutia :

« Je suis...sortie un moment.

— En tenue de cheval ? Après tout, autant vous habituer. En Hongrie, vous monterez presque tous les jours.

Pourquoi cette femme lui parlait-elle de la Hongrie ? Le mariage avec Imre avait échoué. Ou alors, on lui avait déniché en un temps record un autre Hongrois richissime et titré. Quel qu'il fût, il ne vaudrait jamais Nicolas Esterhazy et Arpad qui symbolisaient à eux deux son idéal masculin. La perspective d'être traitée comme une marchandise l'accablait. Elle s'assit sur le lit et se mit en devoir de retirer ses bottes.

« Avez-vous entendu ? demanda Ida.

— Oui, Leurs Majestés avaient un autre parti dans leur manche.

— Si l'on peut dire ; et ce dernier ne peut qu'avoir votre agrément.

Elle s'adressait à Veronika comme si elle lui avait présenté une friandise.

« Parlez, à la fin ! jeta la jeune fille avec humeur.

— Ne vous fâchez pas, vous allez être contente.

Contente d'être mise dans le lit d'un inconnu qu'elle ne connaîtrait ni d'Eve ni d'Adam ? Ida avait pris place à ses côtés, un sourire permanent semblait collé à sa face lunaire. Quand elle prononça le nom d'Arpad, Veronika crut au début qu'elle avait mal entendu, puis un bonheur immense l'inonda. Les appréhensions quant à son avenir s'effacèrent, laissant place à de radieuses perspectives. Cette joie devait se refléter sur son visage car Ida lui prit les mains et les serra dans les siennes avec une chaleur inattendue. Cette sensation de plénitude fut brève. Elle revit Arpad lui tourner délibérément le dos dans la cour, se souvint du regard méprisant dont il l'avait gratifiée la première fois et de ses remontrances ultérieures. Bien sûr, il l'avait sauvée, mais par obligation. L'air de contentement béat disparut de ses traits.

« Qu'y a-t-il ? s'inquiéta Ida.

— Rien, sauf que...Arpad est-il d'accord ?

— Oui, naturellement. Il vous aime. »

Veronika demanda, sceptique :

« Il vous l'a dit ?

— Non. Pour l'instant, il n'en a pas conscience, mais cela viendra plus vite que vous ne pensez. »

Quelle connaissance avait des cœurs cette femme ensevelie dans un célibat perpétuel ? Ida insista :

« Vous aimez mon neveu, n'est-ce pas ? »

C'était davantage une supplication qu'une question. Veronika se sentit prise au piège. Dire non aurait été un mensonge. Elle aimait Arpad de toutes ses forces, depuis le jour de leur rencontre dans le salon. Leur baiser près du théâtre de Vienne avait été un révélateur. D'autre part, un oui signifierait qu'elle acceptait de ne pas être aimée dans les mêmes proportions. Elle préféra biaiser :

La fille du dimancheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant