Chapitre XVI (2)

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Veronika avait quitté le palais Esterhazy très en colère. La conversation avec Arpad dans la voiture n'avait pas contribué à l'apaiser, au contraire. La mauvaise foi de son époux, son comportement de propriétaire l'avaient poussée à la provocation, puis à la fuite. Marcher sur le pont lui avait procuré un incroyable sentiment de liberté. Elle s'était arrêtée au beau milieu et, appuyée au parapet, avait respiré à pleins poumons l'air nocturne. Arpad ne tarderait à la suivre et à l'assommer de remontrances, autant profiter de ces instants de quiétude. Le roulement d'une voiture se rapprochait. Elle était résignée à rentrer bien qu'elle n'en eût aucune envie. Demain, elle irait à Südbahnhof prendre un billet pour Ostende, il lui restait assez de florins pour le trajet et pour le bateau. Arpad ne pourrait s'y opposer, ni l'empereur. Une fois en Angleterre, elle entamerait une procédure de divorce. Cette décision lui crevait le cœur car elle continuait à aimer son beau lieutenant désespérément.

Des pas avaient retenti derrière elle. « Ah ! c'est vous ! » s'était-elle exclamée sans se retourner. Mais des mains l'avaient empoignée sous les bras, l'avaient hissée au-dessus du parapet. Sa bouche ouverte pour crier n'avait laissé passer aucun son. Elle avait tenté de reprendre pied sur le pont : en vain, son agresseur la maintenait d'une poigne ferme. Elle s'était empêchée de regarder les eaux clapotant au-dessous. Du seul coup, l'homme avait desserré son étreinte et lui avait donné une légère impulsion. Suffisante pour la faire basculer dans le fleuve. La chute lui avait semblé interminable. Une fois dans l'eau, ses lourds jupons et ses souliers l'avaient tirée vers le fond. Elle s'était débarrassée des uns et des autres et était immédiatement remontée à la surface. Là, elle avait tenté de nager. John Hartnell lui avait appris dans la rivière qui traversait le domaine. Mais l'eau froide lui paralysait les membres et elle avait du mal à maintenir la tête hors de l'eau. Les lumières au-dessus de la surface s'éteignaient les unes après les autres. Le mélange de liquide saumâtre et de vase pénétrant dans ses narines et dans sa bouche la faisait suffoquer. Ses forces diminuaient. Jamais elle ne pourrait atteindre la rive, elle périrait noyée et Arpad serait bien débarrassé. Elle avait cessé de lutter quand une traction brutale exercée sur ses cheveux l'avait sortie de sa léthargie.


Veronika éprouvait à présent un bien-être comparable à celui de ses jeunes années lorsqu'une maladie d'enfant la retenait au lit et que sa mère la soignait à grands renforts de bouillottes et de tisanes. Un énorme édredon la recouvrait, laissant juste dépasser sa tête. Elle n'osait pas ouvrir les yeux de peur de rompre la magie. De plus, cet état de béatitude pouvait signifier qu'elle était morte et le Paradis ne lui inspirait aucune curiosité. Elle gardait donc les paupières closes. Une lumière se dessinait à travers, des ombres se déplaçaient, des voix connues chuchotaient à son chevet : une féminine et une masculine. Ida...et Arpad. Tout lui revint à la vitesse de l'éclair. Une main avait tiré si fort sur sa chevelure qu'elle s'était presque décollée du crâne, elle s'était trouvée en contact avec une poitrine, puis avec un dos. La suite, elle ne s'en rappelait plus. Elle avait repris connaissance un court instant, le temps de réaliser qu'elle n'était plus dans l'eau mais étendue sur la terre ferme. Quelqu'un la déshabillait, la frictionnait, la réchauffait ; elle s'abandonnait à ses soins, telle une poupée de chiffon. Des lèvres s'étaient approchées des siennes, avaient desserré leur barrière pour y verser une haleine tiède. Le sang coulait à nouveau dans ses veines, ses membres roides retrouvaient peu à peu leur souplesse. Un bref instant, ses yeux s'étaient ouverts, mais une espèce de brume lui dérobait le visage de son sauveur. Après, elle avait senti qu'on la transportait, qu'on l'allongeait sur une banquette – sans doute celle de la voiture – et qu'on l'ensevelissait sous des couvertures. Un noir total avait succédé à cet état de semi-conscience, parfois rompu par un grincement d'essieu, un fracas de sabots ou une porte ouverte et refermée.

La fille du dimancheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant