Pour cacher son trouble, Veronika fit mine de s'essuyer la bouche avec sa serviette. Que savait au juste Valérie sur les relations de Sissi et de Bay ? Mais la jeune femme ne semblait ni troublée ni fâchée : simplement fière des succès masculins de sa mère. Le souper se clôtura par un assortiment de sorbets auxquels Veronika ne put s'empêcher de goûter. Le dessert fini, tout le monde retourna dans la salle de bal. Cette fois, la jeune fille n'eut pas l'occasion de danser avec Nicolas Esterhazy. L'époux de Valérie s'inclina devant elle, puis un archiduc, puis un autre. Mettre un nom sur ces visages à moustaches et à favoris était impossible tant ils se ressemblaient. Les mariages entre cousins avaient reproduit les mêmes caractéristiques : regard un peu fixe pour les Wittelsbach, lèvre inférieure accentuée pour les Habsbourg. De par son ascendance paternelle, Veronika y avait échappé. Fallait s'en réjouir ? Cette marque de fabrique les relierait à eux. Le sentiment de solitude déjà éprouvé l'assaillit à nouveau. Elle tenta de le chasser en valsant comme une enragée, mais rien n'y faisait. Ses gestes devenaient mécaniques, ses cavaliers successifs lui semblaient des pantins sans consistance. Ô combien elle aurait préféré danser avec Nicolas...ou Arpad. Le lieutenant aussi l'aurait conduite d'une main sûre. Avec un œil plus critique, certes. Au moins, on ne pouvait lui reprocher de manquer de personnalité.
Le hasard d'une figure lui permit d'apercevoir Esterhazy qui, adossé à l'une des colonnes de porphyre séparant la salle de la galerie, conversait avec l'empereur. Sans doute lui fait-il part du mariage d'Imre, songea-t-elle, pleine d'appréhension. Après avoir secoué la tête une ou deux fois, François Joseph s'éloigna et se plaça au bord de la piste. Il attendit la fin de la valse en cours pour se diriger vers Veronika.
« Accepteriez-vous une marche avec une vieille bête comme moi, ma chère enfant ? » demanda-t-il. »
Ses traits ne laissaient rien transparaître de la mauvaise nouvelle reçue. À peine son sourire était-il un peu crispé. Veronika réalisa l'honneur qu'il lui faisait. L'empereur d'Autriche n'invitait pas les femmes non pourvues des quartiers de noblesse réglementaires. Avec son ascendance douteuse, elle n'aurait normalement pas pu y prétendre.
François Joseph avait grande allure dans son uniforme blanc qui sanglait sa taille. L'âge le tassait un peu, mais ne lui ôtait rien de son habileté à faire tourner et virer sa cavalière. Lui et Sissi devaient former un couple magnifique quand elle n'était pas « à courir par monts et par vaux », comme disait Valérie.
« Le comte Esterhazy vous a-t-il parlé de la...hum ! créature de son neveu ? attaqua-t-il enfin.
— Oui.
— C'est scandaleux de sa part. Une jeune fille n'a pas à savoir ce genre de choses. Imre Esterhazy est un jeune imbécile, il a raté une superbe opportunité de s'allier à ma famille. »
Ainsi, l'empereur la considérait comme une des leurs. Au lieu de s'en réjouir, Veronika ressentait une sourde crainte, celle de décevoir ou y avait-il autre chose ? Aussi garda-t-elle ses sentiments pour elle.
« En plus, il a laissé échapper une véritable perle, dit encore François Joseph. N'ayez pas peur, nous vous trouverons un mari plus digne de vous. »
Cette fois, Veronika ne put plus se retenir :
« Je ne voudrais pas être une charge, Votre Majesté. S'il le faut, je me réinstallerai chez les Hartnell ; ils m'ont traité avec bonté et...
— Vous n'irez nulle part, vous êtes mon hôte le temps qu'il faudra. »
Sous la courtoisie du ton, perçait la fermeté des hommes habitués à commander. Veronika songea à sa mère qui n'avait eu de cesse de fuir sa prison dorée. Partagerait-elle ce désir ou au contraire, considérerait-elle la Hofburg comme un refuge, un cocon douillet ? L'avenir le lui dirait.
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La fille du dimanche
Ficción históricaVienne, avril 1898, Le lieutenant Arpad Ferenczy, séduisant officier Hongrois, est chargé par l'impératrice Elisabeth d'Autriche: Sissi, de ramener d'Angleterre une mystérieuse jeune fille. Qui est en réalité Veronika dont l'existence peut menacer...