La certitude, oui, mais cela n'empêchait pas les questionnements qui avaient agité Arpad toute la nuit. Veronika avait beau être une Wittelsbach – il n'avait pas le moindre doute là-dessus – une telle similitude de traits était proprement incroyable. Sa propre sœur était très différente de lui par la couleur d'yeux et de cheveux. Et sans connaître les filles de Sissi, il n'ignorait pas que les deux archiduchesses étaient le portrait vivant de François Joseph, en particulier la cadette, Valérie. Alors, les hasards de la génétique... ?
Incapable de se rendormir tant son esprit bouillonnait, il se jeta hors du lit, se rasa et s'habilla. Puis il sortit dans le couloir à pas comptés, de peur de déranger le sommeil de ses hôtes. Veronika devait dormir à poings fermés et même ronfler. Arpad lui en voulait d'être un décalque de sa déesse : une mauvaise copie, en plus. Comment osait-elle ? Il était surpris d'éprouver une telle répugnance à son égard.
Parvenu au rez-de-chaussée, des bruits de vaisselle entrechoquée l'alertèrent. Ils provenaient de la salle à manger. Arpad en poussa la porte et découvrit avec consternation la fille de la maison attablée devant un solide petit-déjeuner. Il se disposa à tourner les talons, mais trop tard, elle l'avait vu. Le sourire timide qu'elle lui adressa en guise de bonjour ne dérida pas Arpad ; il nota avec sévérité une incisive cassée à la mâchoire supérieure et une lèvre inférieure fendillée. Elle demanda, désignant sa tasse de thé fumante
« En voulez-vous ?
— Merci, je préfère le café, répondit Arpad qui avait adopté les habitudes viennoises.
— Hélas, nous n'en avons pas. Je peux vous proposer des scones et des œufs au bacon. »
Il accepta une brioche ; l'odeur des œufs frits et du jambon lui soulevait le cœur. Les jeunes gens mangèrent d'abord en silence. Arpad observait Veronika à la dérobée tout en s'en voulant de lui accorder une attention aussi soutenue. Elle lui faisait meilleure impression que la veille, malgré une amazone passablement usée. Le noir seyait à son teint coloré par le grand air et à ses cheveux réunis ce matin en chignon impeccable. Cette tenue accentuait sa ressemblance fâcheuse avec Elisabeth. Il devrait s'y habituer, sinon le voyage vers Vienne se transformerait en cauchemar.
"Vous montez ? s'enquit-il poliment.
— Oui, chaque matin, sur ma vieille jument : Silky. Mon pè...mon oncle – elle rougit en rectifiant – Georges Middleton participait à des steeple-chase ; il a même chassé plusieurs fois en compagnie de votre impératrice quand elle a séjourné en Angleterre."
Une lueur de fierté avait éclairé son regard en évoquant le capitaine Middleton. Arpad était trop jeune pour avoir eu vent des bruits qui circulaient à propos du capitaine et Elisabeth, aussi se contenta-t-il d'opiner du chef.
"Je n'ai jamais vu de portrait de l'impératrice, poursuivit Veronika innocemment. Elle est paraît-il très belle.
— Plus que belle : magnifique."
Arpad se mordit les lèvres, ses pommettes s'empourprèrent. Après l'avoir dévisagé avec étonnement, Veronika s'exclama : « J'espère bien la rencontrer une fois à Vienne. »
Arpad se maudit dans son for intérieur. Ne pouvait-il tenir sa langue, réfréner ses élans ? Une confrontation entre les deux femmes se révélerait dangereuse, voire désastreuse. Pour la première fois, il se demanda si Elisabeth et François Joseph étaient au courant de cette ressemblance. Et sa tante Ida ?
"Peut-être sera-ce le cas, dit-il d'un ton évasif. Sa Majesté parcourt l'Europe en tous sens, elle ne réside pas souvent en Autriche."
Veronika hocha la tête d'un air fataliste. « Tant pis si je ne la vois pas, l'essentiel est d'être à Vienne, de valser aux accords du Beau Danube bleu."
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La fille du dimanche
Ficción históricaVienne, avril 1898, Le lieutenant Arpad Ferenczy, séduisant officier Hongrois, est chargé par l'impératrice Elisabeth d'Autriche: Sissi, de ramener d'Angleterre une mystérieuse jeune fille. Qui est en réalité Veronika dont l'existence peut menacer...