La salle de bal où avait lieu l'anniversaire de l'archiduchesse Marie-Valérie était de taille modeste par rapport aux autres pièces de réception de la Hofburg. Malgré cette intimité apparente Veronika n'en menait pas large à l'instant de se jeter dans la fosse aux lions. Son arrivée au bras de François Joseph provoqua une onde de choc dans les rangs des personnes présentes, mais au contraire du public du théâtre, aucune rumeur n'interrompit les musiciens. Une jeune femme d'une trentaine d'années dont les cheveux blonds s'ornaient d'un diadème se détacha d'un groupe pour venir vers le couple disparate formé par la jeune fille et l'empereur. Sa ressemblance avec ce dernier sautait aux yeux, tout comme celle de Veronika avec Elisabeth. Comprenant qu'il s'agissait de Valérie, Veronika eut envie de rentrer sous terre. Ses aisselles devenaient moites, ses jambes flageolaient sous le coup de l'émotion. François Joseph la soutint d'une main ferme.
« Du calme, souffla-t-il. Ma fille cadette ne vous mangera pas. »
En effet, le regard bleu porcelaine de l'archiduchesse reflétait une curiosité bienveillante.
« On ne m'avait pas trompée ! s'écria-t-elle. Vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à Maman et à ma tante Marie de Naples. Où vous cachiez-vous pendant tout ce temps, petite cousine ? »
Elle s'était exprimée en allemand. Veronika qui depuis deux jours suivaient des cours intensifs sous la houlette d'un professeur put lui répondre à peu près correctement :
« J'ai été élevée en Angleterre, Votre Majesté.
— Étant petite, je trouvais la reine Victoria la plus grosse femme du monde. Cela ne vous choque pas, j'espère ? »
Veronika secoua la tête en signe de dénégation. Sa demi-sœur lui plaisait par son naturel et ses manières espiègles. Dommage de ne pouvoir lui révéler leur lien de parenté. Mais si Valérie était mise au courant, son amabilité ne se changerait-elle pas en répulsion, son sourire en grimace ? Valérie se tourna vers François Joseph :
« Père, je voudrais présenter à Veronika mon époux et nos cousins.
— Une façon élégante de me dire que je suis de trop. Allez-y, ma chère enfant, dit l'empereur. Les invités présents ce soir vous sont tous plus ou moins apparentés, vous ne serez donc pas dépaysée. »
Il lui avait lâché le bras et l'encourageait du regard. Veronika ne put rien faire d'autre que de suivre sa demi-sœur. Le babil de cette dernière ne cessait pas, la jeune fille avait du mal à saisir les subtilités de certaines phrases. En gros, il ressortait que Valérie était ravie de l'avoir avec elle à la Hofburg.
« Je regrette de n'avoir pas de sœur proche par l'âge, expliqua-t-elle avec une inconsciente cruauté. Gisèle est tellement plus âgée que moi je ne m'entends pas avec ma belle-sœur Stéphanie, la veuve de Rodolphe. »
Elle désignait d'un doigt discret une femme de haute stature, en grande conversation avec un personnage qu'on voyait seulement de dos. Veronika remarqua ses cheveux noirs, striés d'argent qui bouclaient sur sa nuque et l'étrange peau de tigre jetée en travers de son épaule. Un homme en uniforme blanc, à la moustache conquérante s'avança, empêchant la jeune fille de questionner Valérie sur l'interlocuteur de sa belle- sœur.
« L'archiduc François-Salvator de Habsbourg Toscane, mon mari », annonça Valérie.
Il est moins beau que le lieutenant, se dit Veronika, mais il a l'air sympathique. Après un salut courtois à la jeune fille, François-Salvator s'effaça pour laisser place à d'autres personnes que Valérie cita successivement. En dépit du cours complet dispensé par Ida sur la généalogie des Habsbourg et des Wittelsbach, Veronika, étourdie, eut du mal à distinguer les unes des autres. Les visages aux contours flous flottaient autour d'elle, tels les ballons d'enfants du Prater. Stéphanie était la seule à ne pas s'être avancée. Brusquement, l'homme qui lui causait se retourna et se mit à fixer Veronika avec insistance. Même de loin, elle sentait le poids de son regard sur sa figure, ses bras, ses épaules. Pourquoi me dévisage-t-il ainsi ? se demanda-t-elle mal à l'aise. Comme si j'étais toute nue. Elle regretta le choix de Sissi de cette robe en crêpe de Chine vert au décolleté audacieux. Le miroir placé en face d'elle lui renvoyait ses épaules et sa gorge épanouis. Dans le sillon nacré divisant ses seins, reposait un collier d'émeraudes, apporté par Ida au dernier moment.
« L'impératrice désire que vous le portiez, avait-elle dit. Il appartenait à votre grand-mère, l'archiduchesse Ludovica. »
Veronika avait frissonné au contact froid des pierres sur sa peau.
« Il est superbe, mais un peu lourd, avait-elle observé. Une jeune fille ne met pas ce genre de bijou.
— Vous serez mariée sous peu ; et ce collier vous met en valeur. »
Ida avait raison. Les émeraudes faisaient paraître ses yeux encore plus verts. En contrepartie, leur éclat attirait fâcheusement l'attention sur sa poitrine. Elle demanda à Valérie :
« Qui est cet homme qui me regarde avec insistance ?
— Un homme ? Il n'y en a pas un, mais dix occupés à vous dévorer des yeux, plaisanta l'archiduchesse. Vous devrez vous y habituer.
— Je parlais de celui-ci. »
L'archiduchesse suivit la direction de son regard et s'exclama :
« Petite Veronika, vous avez fait la conquête du célibataire le plus séduisant de Vienne. Bien que plus de première jeunesse, les femmes en raffolent, mais aucune n'a réussi à le piéger. C'est...
Le reste se perdit dans des flots de musique. L'orchestre venait d'entamer la valse de l'empereur. François Joseph à qui elle était dédiée s'inclina devant sa belle-fille. Tous deux se dirigèrent vers le centre de la salle et commencèrent à évoluer. Ils tournoyèrent quelques instants en solitaire, avant d'être rejoint par d'autres. Veronika oublia le mystérieux inconnu pour se concentrer sur l'empereur et sa cavalière. Ils formaient un beau couple, mais la jeune fille ne put s'empêcher d'évoquer la grande absente de la soirée. L'image de la belle femme mûre maniant son éventail en plumes d'autruche se confondait dans son esprit à celle du portrait dans le bureau. Une main lui toucha l'épaule tandis que derrière elle une voix disait :
« Voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder cette danse ? »
Veronika fit volte-face. L'homme à la peau de tigre et aux yeux indiscrets lui parut encore plus impressionnant de loin que de près.
« Nous...n'avons pas été présentés, balbutia-t-elle, s'efforçant de ne pas rougir.
— Je vais réparer cette omission. Comte Nicolas Esterhazy, maître d'équipage des chasses impériales. »
S'emparant de la main de Veronika, il la baisa. Elle perçut la chaleur de ses lèvres à travers le gant de chevreau à boutons de perle. Nicolas Esterhazy, l'oncle d'Imre, son futur parent, par conséquent. Elle ne l'imaginait pas aussi impressionnant. Sa proximité lui coupait le souffle. Qu'allait-il penser d'elle, si elle persistait à ne pas ouvrir la bouche ?
« Je m'appelle Veronika, murmura-t-elle, et je suis...
— Inutile, je le sais. Votre visage, votre silhouette, proclament votre origine. »
Veronika, de plus en plus nerveuse, chercha l'aide de Valérie, mais l'archiduchesse valsait avec son François Salvator comme s'ils avaient été seuls au monde. Ces deux s'aimaient, incontestablement ; cela devait être une rareté dans cette cour vouée aux unions arrangées.
« Elisabeth vous avait d'abord présentée comme une sorte de filleule, dit Esterhazy, promenant sur elle son regard dévorateur.
— Sa Majesté ne voulait pas sans doute pas... compromettre son frère.
Tous ces mystères autour d'elle, ces mensonges, lui donnaient l'impression d'être une mouche empêtrée dans une toile d'araignée.
— Et si nous dansions ? proposa le comte, mettant fin à son embarras. Nous ferons plus ample connaissance.
— Je crains... de n'être pas douée. »
Mary Hartnell lui avait appris les pas et elle s'était un peu exercé cet après-midi avec Ida : un peu maigre pour espérer faire bonne figure. Le visage mat d'Esterhazy s'éclaira d'un sourire indulgent. Ses yeux n'étaient plus ardents, mais pleins de douceur.
« Je vous guiderai, dit-il. »
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La fille du dimanche
Historical FictionVienne, avril 1898, Le lieutenant Arpad Ferenczy, séduisant officier Hongrois, est chargé par l'impératrice Elisabeth d'Autriche: Sissi, de ramener d'Angleterre une mystérieuse jeune fille. Qui est en réalité Veronika dont l'existence peut menacer...