Chapitre 1

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L'aiguille de l'horloge semble avoir doublé de vitesse. C'est l'impression que j'ai depuis que j'ai ouvert les yeux, ce matin. Le temps m'échappe et glisse entre mes mains, insaisissable. C'est comme ça à chaque dernier jour de l'année.

L'étreinte de ma mère se relâche et je peux enfin reprendre mon souffle. Voilà plusieurs minutes qu'elle me serrait dans ses bras à m'en écraser les côtes. Peut-être essayait-elle de nous sentir vivants, tous les deux, pour la dernière fois. Nous mémorisons cet instant de liberté, si rare de nos jours. Maintenant que le pouvoir de vivre nous dépasse, nous essayons de profiter de ce qu'il nous reste à partager avant que quelqu'un ne décide d'y mettre fin. Les douze coups de minuit retentissent et un frisson me traverse le corps de part en part.

Les mains de cette femme, qui s'est toujours battue pour ceux qu'elle aime, se posent sur mes joues. Elles sont fraîches, comme toujours. Le feu de cheminée se reflète dans ses yeux humides, révélant presque la pureté de son âme. Ses lèvres tremblent et leurs commissures s'étirent afin de laisser place à un léger sourire.

- Je te souhaite une merveilleuse année... Que tes désirs se réalisent et que tout se passe bien pour toi, me dit-elle sur le ton de la confidence avant de reprendre, et que le Destin t'épargne, Aven.

« Une merveilleuse année ». Voilà longtemps que mes espoirs s'estompent à cette idée. Je n'hésite pas une seconde avant de lui répondre :

- Que tes souhaits et tes rêves deviennent réalité... et que le Destin t'épargne.

Le « Destin », c'est comme cela que nous appelons ceux qui décident du chemin que doit prendre notre vie. On ne sait pas combien ils sont ni où ils se trouvent actuellement. Plus rien n'est laissé au hasard. Ils contrôlent et prennent le pouvoir d'un monde aux frontières du chaos. Leurs demeures sont une dizaine de fois plus grandes que la nôtre et leurs vies beaucoup plus paisibles.

Des larmes ruissellent sur les joues sèches de ma mère et y laissent quelques tracés cristallins. Je les essuie machinalement avec mon pouce tout en essayant de contenir la vague d'émotion prête à me submerger. Le dernier jour d'Exemption vient de se terminer. Demain, tout recommence. Des dizaines, des centaines, des milliers d'enveloppes vont être envoyées pendant un seul et unique mois... Le mois de la Distribution.

Janvier est donc devenu synonyme d'angoisse, de pleurs, de cris et de séparation. Mais après cette longue période de tourment intense s'enchaînent onze mois d'Exemption. Onze mois pendant lesquels nous pouvons reprendre notre respiration et nous reconstruire. Peu nombreuses sont les familles qui ne se voient pas retirer au moins un de leurs membres chaque année. Nous ne sommes plus que deux et je prie chaque jour pour que nous puissions le rester.

Mon frère, Micka, est parti depuis longtemps maintenant. Il a contracté une maladie sur laquelle nous n'avons toujours pas mis de nom. Nous avons essayé de le soigner, tant bien que mal, mais son état empirait et nous avons dû le conduire à l'hôpital. Nous savions à quel danger nous l'exposions, mais il fallait bien faire quelque chose pour le sauver. Malheureusement, les soins étaient plus conséquents que nous l'imaginions. Son dossier est remonté jusqu'aux supérieurs et le Destin ne lui a pas laissé sa chance. L'enveloppe n'a mis que quelques jours à arriver et peu de temps s'est écoulé avant que l'on vienne le chercher. L'injustice est un mot qui ne signifie plus grand chose de nos jours car elle fait partie courante de nos vies. Un enfant gravement malade n'allait rien apporter de conséquent, alors les soins ont été refusés et tout s'est enchaîné brutalement. Je revois ma mère s'accrocher de toutes ses forces à son corps fiévreux, lorsqu'on le lui a arraché des mains. Je sentais dans son regard qu'elle était prête... prête à se sacrifier pour le laisser en vie, prête à remplir le coupon détachable de la lettre Turquoise et d'y mettre son nom et son empreinte. Nos regards se croisèrent une fraction de seconde et elle comprit qu'elle devait continuer de se battre, pour moi, pour nous. Elle lâcha prise et envoya valser toute une étagère de bibelots, qui explosèrent contre le mur, avant de s'écrouler au sol. Je me suis assis à côté d'elle pendant que tout autour de nous perdait de son sens. Une heure, une journée, je ne sais plus combien de temps nous sommes restés l'un à côté de l'autre, sur ce tapis terne et défraîchi. Mes genoux devenaient douloureux mais je ne bougeais pas d'un poil. Il fallait que je sois là pour elle quoi qu'il arrive. Perdre un enfant dans ces conditions restait exceptionnel, car ils sont « la vision de l'avenir » comme le dit si souvent l'un des membres du gouvernement. J'espérais qu'elle ne regrette pas de rester pour moi.

A présent, il est minuit passé, et dans quelques heures nous recommencerons à trembler à l'idée de recevoir notre courrier. Les voisins, le quartier, les environs entiers sont dans le même état d'esprit que nous.

Nous sommes en dessous de la classe moyenne, mais je refuse de nous qualifier de pauvres, car je suis persuadé que nous sommes intérieurement beaucoup plus riches que ceux qui rentrent dans ce nouveau système. Le matériel n'est qu'illusion, tout peut vous être retiré à tout moment. Il est vrai que si ma mère et moi gagnions plus d'argent, le risque de faire partie de la Distribution serait amoindri car nous ferions partie de ceux qui font avancer considérablement la société.

Malgré tout, je me suis permis de puiser dans mes économies pour offrir un cadeau à la seule personne qu'il me reste. Je m'apprête à ouvrir le tiroir dans lequel j'ai caché mon présent avant qu'elle ne m'attrape le bras.

- Attends, dit-elle, moi la première.

Elle attrape son sac et en sort une petite boîte noire. Lorsqu'elle me la tend, je ne l'attrape pas de suite. J'essaye de graver cette image car je ne veux pas que cela s'arrête. J'aimerais que le temps soit figé en cet instant de partage et d'amour.

- Il ne fallait pas, dis-je. Je ne veux pas que tu...

- Ouvre-le, me coupe-t-elle.

J'obéis et ma surprise se fait ressentir. Je découvre une bague délicatement posée sur un coussinet beige. Ce n'est pas le genre de bague qui brille de mille feux, mais plutôt un bijou qui en dit beaucoup sur son vécu. Un bijou qui signifie quelque chose de beaucoup plus important. L'anneau est noirci par le temps, mais il garde un aspect de solidité paré à toute épreuve. Une pierre d'un brun très clair est maintenue par quatre dents en métal.

- De l'ambre, me lance-t-elle soudain. C'est une pierre qui repousse les ondes nocives et qui te protège. Elle éloigne les cauchemars et a des bienfaits sur ton organisme. C'est une manière pour moi de me rassurer. Je sais qu'elle veillera sur toi à sa manière...

Ambre, comme son prénom. Je comprends alors que c'est bien plus qu'une manière de la rassurer... bien plus qu'une pierre protectrice. C'est elle, c'est sa description à travers ce bijou. Elle m'offre un souvenir éternel de sa propre personne, une personnification de l'objet qui aura un sens toujours plus important que le reste. Un cadeau, entre elle et moi, unique. Un cadeau qui me rappellera, un jour, qu'elle n'a jamais cessé de se battre et qu'elle continue de le faire à travers cette bague.

J'éloigne toute idée noire de mon esprit et essaye d'apprécier ce moment. J'enfile le bijou, qui épouse parfaitement mon doigt. Elle voit juste, tout le temps. J'ai toujours eu l'impression qu'elle avait une longueur d'avance. C'est différent de la prévoyance mais cela s'en rapproche. Aurait-elle un mauvais pressentiment sur le mois à venir ? Je ne veux pas y penser... pas maintenant.

Je la serre dans mes bras avant de me rediriger vers le meuble où j'ai pris soin de cacher ma surprise. J'attrape un paquet cadeau et lui emmène. Je vois dans son regard qu'elle ne veut pas non plus que cela se termine.

- Il y en aura beaucoup d'autres, je lui affirme. Ce n'est pas seulement aujourd'hui.

Elle s'empresse de sourire comme si je venais de démasquer ses sentiments les plus profonds. Elle ouvre doucement le paquet, entouré de papier neutre et épais. Elle prend alors le cadre qui se trouve à l'intérieur, flambant neuf. L'encadrement à la couleur d'or illumine son visage et ses dents se dévoilent dans un mélange de rire et de sanglot. Je comprends alors que revoir la photo de notre famille, incluant mon père, lui soulève le cœur mais lui fait aussi un bien fou.

- Je m'étais promis de trouver un nouveau cadre, depuis le jour où...

- Le jour où ils ont emmené Micka, reprend-elle.

Lorsque nous ramassions les débris, après l'enlèvement de mon frère, elle ne réalisait pas que son excès de colère venait de briser de nombreux objets auxquels nous tenions énormément. Son chagrin était si profond que je ne savais plus quoi faire pour lui remonter le moral. Le cadre en morceaux, j'attrapai la photo encore intacte en me promettant de la garder de côté.

Ce qui nous ramène en ce jour où la reconstitution de ce souvenir semble lui donner une seconde vie. Comme si cette photo avait été prise il y a quelques jours. Elle ramène tellement de moments passés à la surface. Beaucoup de bonnes choses s'en émanent, car elle est la lueur d'un espoir intarissable.

Nos sourires, notre insouciance... tout ça, c'était avant, avant que ce système ne prenne place. Avant que le mot destin ne devienne un nom propre.

Destin TurquoiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant