Chapitre 3

190 21 15
                                    

Lorsque la journée touche à sa fin, je décide de faire un détour par le marché. Les étalages sont presque vides et ce n'est pas rare en Janvier. Pour la plupart des habitants, chaque jour peut être le dernier. Tous se réunissent autour d'un bon repas même si l'appétit n'est pas souvent au rendez-vous. Il s'agit de veiller le soir et profiter des proches jusqu'à la dernière minute. Il arrive un temps où même les mois d'Exemption ne suffisent plus pour reprendre un rythme de vie détendu. Désormais, tout est calculé d'avance. Combien de temps nous reste-t-il ? Que peut-on envisager pour notre avenir si incertain ? Vais-je avoir des enfants de ma propre volonté ? Un bon travail ? Cela fait longtemps que toute motivation a disparu.

Je m'arrête devant quelques habits qui me plaisent et caresse le textile du bout des doigts. Ils sont si doux, si différents de mes vêtements rêches et fatigués par le temps. Je ne m'attarde pas sur ces amoncellements de tissus et me dirige vers les produits frais, ou plutôt ce qu'il en reste. Les récoltes naturelles deviennent de moins en moins accessibles mais certains fermiers se battent encore pour partager ce que produit leur terre.

J'arrive à trouver quelques tomates, un peu de salade et quelques framboises pour le dessert - en espérant qu'elles rappellent à ma mère le bon vieux temps - ainsi que des pommes de terre. Je continue de vadrouiller entre les stands de marchandises lorsque je tombe sur celui de Mr Frishberk et sa femme. Ce couple est de loin le plus vieux que je connaisse. Il est plutôt exceptionnel de croiser des personnes de leur âge. Il faut croire qu'ils ont toujours leur place parmi nous et j'en suis vraiment ravi. Ces personnes se sont toujours montrées si généreuses envers mon père et moi, lorsque nous venions nous fournir chez eux.

C'était du temps où lui et moi pouvions prendre un week-end complet pour partir pêcher, à plusieurs centaines de kilomètres d'ici, dans un endroit que nous gardions secret. Il m'assurait que le poisson était meilleur à cet endroit, mais il était évident qu'il souhaitait surtout prendre du recul sur ses journées de travail. J'étais sûrement assez grand pour m'en apercevoir, mais trop jeune pour comprendre son départ inexpliqué. C'est aujourd'hui, l'anniversaire de sa disparition. Je prépare quelques attentions pour que ma mère ne perde pas espoir, mais je vois dans ses yeux qu'elle ne s'attend plus à un miracle. Elle est persuadée qu'il a reçu la lettre Turquoise, mais qu'il l'a cachée pour ne pas nous inquiéter. A vrai dire, j'en suis persuadé aussi car c'est plus qu'une évidence.

- Micka, mon garçon ! M'interpelle Mr Frishberk, la pêche est toujours bonne ?

Je lui souris car je sais qu'il perd la notion de la réalité. Je préfère qu'il reste dans un monde secondaire et dénué de sens. Il mérite de terminer sa vie sans se soucier des réels problèmes qui l'entourent. Je ne lui tiens pas rigueur de sa confusion.

- Très bien ! Je lui réponds.

- Ton père n'est pas avec toi ? Il est venu acheter des hameçons il y a quelques jours et m'a confié qu'il allait épouser ta mère ! Je ne l'ai plus revu depuis... Ton père n'est pas avec toi ?

Sa femme, près de lui, me lance un regard rempli de gêne. Elle incline le visage sur le côté en se mordillant la lèvre inférieure. Nous savons bien, elle et moi, qu'il n'a plus toute sa tête et contrairement à ce que l'on peut penser, cela me fait un bien fou. Entendre ses paroles me donne l'illusion que rien n'a changé... que mon père va apparaître pour se joindre à notre discussion.

- Il se fait tard, lui dis-je, je vais devoir y aller. Prenez soin de vous.

- Merci mon ange, reprend Mme Frishberk, que le Destin t'épargne...

- Embrasse ta famille de ma part, m'envoie le vieil homme.

- Ce sera fait.

Je me retourne rapidement, à peine ma phrase terminée. Je cligne plusieurs fois des yeux pour contenir mes larmes qui ne se font pas attendre. Ma vision se trouble et je bouscule un passant que je n'ai pas eu le temps d'éviter.

Destin TurquoiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant