Chapitre 26

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Aucune explication rationnelle ne peut expliquer ce que je viens de vivre. Le système de la Turquoise, qui consiste à gérer la crise et la surpopulation, semble jouer sur plusieurs tableaux. Ces personnes ne peuvent pas être des Rescapés. Ceux qui reçoivent la lettre ne se retrouvent pas à errer au fin fond des bois.

Claire avait quelque chose de différent lorsque je l'ai vue chez le professeur. Dans ses yeux et sa voix éclataient encore une lueur d'humanité.

J'ai l'impression d'être observé. Tout ce vacarme que nous avons créé depuis notre sortie de l'usine n'a pas pu passer inaperçu. Se peut-il que le Destin soit déjà au courant de notre arrivée ? Comment les transporteurs et les subalternes peuvent-ils se déplacer en toute sécurité alors que nous avons failli nous faire massacrer à plusieurs reprises ? Quelque chose les attire près de nous, près de moi.

- Il n'y a rien ! S'impatiente Hope. Rien du tout ! Je n'en peux plus de rouler ! Et ces gens... toutes ces personnes qui nous couraient après ! Je fais une crise ! Je fais une crise de nerf ! D'où sortaient-ils, bon sang ?

Son impatience est à la hauteur de la situation. Nous roulons depuis deux jours et ne parvenons pas à atteindre un point de repos depuis le village. La route s'allonge à l'infini et devient une torture infernale, sans compter nos agresseurs nocturnes et non désirés.

- Si je récapitule correctement, reprend le jeune homme, nous ne voulons ni continuer... ni arrêter de conduire ? Cela va être compliqué pour résoudre un tel problème.

- Nous sommes la seule voiture sur des centaines de kilomètres, dit-elle. Combien de chances y a-t-il pour que le Destin ne nous voit pas débarquer ? Je doute qu'un parking spécial visiteurs nous attende.

- Il faut trouver le bon moment pour laisser tomber le véhicule, dis-je.

- Regardez ! Lance Greg en se redressant.

Je place ma tête entre les deux sièges arrière afin d'avoir une vue d'ensemble sur le paysage.

- C'est une entrée souterraine ! Comme celle de l'usine de ton père !

Il a raison, cela ressemble trait pour trait au passage que nous avons emprunté pour quitter la ville. Une montagne de pierres encadre l'arche noirâtre et obscure.

- Cela doit être l'un des points d'arrivée des fourgons de marchandises, ajoute-t-il.

- Une ville ? Je demande.

- Ce serait l'endroit parfait pour consolider notre plan et passer inaperçus.

- Nous n'atteindrons jamais le Destin à cette allure ! Nous retournons au point de départ ! Qui vous dit que nous pourrons repartir une fois là-dedans ?

- Détends-toi Aven... Chaque chose en son temps.

- Le temps, répliqué-je, c'est bien ce qui nous manque. Qui sait ce qui est en train d'arriver à ma mère.

Elle semble oublier ce qui est arrivé à sa sœur... Rose. Le temps est un luxe qu'on ne pourra jamais se payer.

Nous continuons notre route afin d'atteindre ce nouveau tunnel. Les phares n'éclairent pas plus que d'habitude et je décide de prendre la place du conducteur. Mes amis doivent être fatigués de rouler et il est évident que je prenne la relève. Je jette un coup d'œil à la barre d'essence et ne suis pas surpris de la voir pratiquement sur la réserve.

- Il nous restera juste assez de carburant pour traverser, annoncé-je.

Les heures s'enchaînent et se ressemblent. Je conduis en ligne droite car aucune déviation ne se présente. Les ténèbres qui envahissent les lieux se divisent sous la faible puissance de mes feux avant. J'espère secrètement que personne d'indésirable ne nous attend plus loin. Si les vagabonds des bois nous encerclent, je n'aurai d'autre choix que de les écraser. Par chance, il n'y a personne et je ralentis lorsque des panneaux d'informations indiquent l'arrivée proche. Je m'arrête, car nous y sommes.

- Le code d'entrée sera-t-il le même ? Demande Greg.

- Nous n'en avons pas besoin de ce côté-là.

Hope sort de la voiture, tâte le mur en pierres et enclenche un bouton afin d'activer l'ouverture murale. Nous écartons des étagères en métal et nous avançons le long du bâtiment.

Il s'agit d'une usine identique à celle que nous avons quittée quelques jours plus tôt. L'élément traité dans celle-ci n'est pas de la viande mais du fromage. L'odeur est moins agressive mais n'est pas plus agréable.

- Nous ferions mieux de garder la voiture pour faire un tour dans les environs... Nous ne savons pas où nous mettons les pieds.

L'électricité est coupée et l'endroit délaissé. Aucune alarme ne retentit et j'en suis soulagé.

- Sortons d'ici et essayons d'en savoir plus sur cette ville, dis-je.

Le soleil est éclatant et fait briller le pare-brise poussiéreux. Je traverse la bâtisse et nous nous élançons sur de nouvelles routes et sur une nouvelle terre, dont nous avons été privés depuis que les frontières existent.

Les rues sont calmes et désertiques. Des journaux dansent sur le sol et sur les rigoles des trottoirs. Certains détritus tourbillonnent sous les bourrasques du vent et créent des petites tornades. La plupart des boutiques perdent leur enseigne et ne paraissent pas prêtes à recevoir des clients.

- Je crois que cette ville gagne le lot de la plus grande faillite, dis-je. Nous avons été plus épargnés que ces habitants.

Je guette chaque mouvement suspect, à la recherche d'une présence quelconque.

- Nous sommes sûrement dans la périphérie, conclut Hope. Essaye de te rapprocher du centre ville.

Tous ces citadins qui manquent à l'appel ont sûrement reçu la Turquoise. Je réalise à présent la chance que nous avons d'avoir vécu dans une ville qui tient encore debout. Celle où nous sommes n'est que le reflet de la société actuelle. Nous n'y échapperons pas.

- Toi qui parlais de passer inaperçus, lancé-je avec ironie....

- Si plus personne ne vit ici, cela signifie que les hommes de main du Destin ne viendront pas. Nous sommes en sécurité. Les frontières nous protègent des dangers extérieurs.

Le problème est qu'elles contiennent aussi le danger intérieur. Pourtant, je ne me sens pas sur la défensive. Mes pressentiments sont plutôt positifs et peu alarmants. Hope avait raison car lorsque nous nous rapprochons du centre, de la musique assourdissante se propage et fait vibrer la voiture. Des cris s'y mêlent en chœur et des aboiements les accompagnent.

Cela me rappelle les nombreux attroupements et manifestations que nous avons organisés lorsque Don Blorton a pris le pouvoir. Nous ne relâchions pas la pression sur le gouvernement avant que les premières sanctions ne tombent et nous dissuadent de persévérer.

Cela me rappelle le soir des élections... Le soir où Don Blorton a battu mon père et l'a détrôné de son statut de président.

Destin TurquoiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant