11 mai 1882

5.2K 258 49
                                    

Le grand jour. Aujourd'hui était un des deux grands jours. Du moins, pour les âgés de la demeure.

Mon paternel courait dans tous les recoins des pièces avec son livre de comptes. Et affolé, sa bourse en main et mon oncle sur les talons qui ne cessait de l'interroger sur le règlement de l'échange, demain matin, à l'aube, il hurlait violemment des ordres aux domestiques -qui étaient au nombre de seize dans la demeure.

J'étais assis devant un meuble au bois polis et brillant. Mon père me l'avait ramené lors de son dernier voyage dans les Indes avec mon oncle maternel. Il faut avouer qu'il est joli, j'aurais dû le remercier agréablement avant de lui cracher au visage mon mécontentement.

- Puis-je te joindre ? interrompit une voix familière.

- Je suis occupé, July. Un autre moment.

Sans répliquer, elle disparaissait. July était ma petite sœur de dix-neuf ans. De deux ans son aîné, je ne lui montrais que peu de signes particuliers d'affection, si bien que nous étions distants depuis le regrettable décès d'un membre familial.

Ça ne me dérangeait pas d'être loin de July, sentimentalement parlant, bien que nous ayons nos petits secrets à jamais dévoilés. Ses cousines l'occupaient suffisamment pour qu'elle vienne me déranger trop longtemps durant mes promenades.

Je clorais mon livre, décidé à m'aérer l'esprit à l'extérieur. Le vent tiédit du printemps me faisait beaucoup de bien, ça m'aidais à pouvoir penser librement, à des fantasmes déjà interdits comme celui de ne jamais me marier avec une femme je ne connaissais pas.

En effet, j'étais promis à une française fortunée. Elle ne m'intéressait guère, je ne la comprenais pas puisque nous ne parlions même pas la même langue. De plus, elle était bien trop bavarde et peu séduisante. Mon père ne voyait que l'argent, rien d'autre. Pas même le bonheur après la mort de maman. L'argent était tout ce qu'il lui importait.

Revêtit un pantalon à pince bleu marine ainsi qu'une veste queue de pie assortie, j'arrangeais mon nœud dans la glace et par la même occasion, ma chevelure bouclée et ambrée. Ce costume par-dessus une chemise blanche me donnait une nouvelle image, les vestes queues de pie étaient apparues depuis peu et j'avais l'avantage d'en profiter.

A présent prêt, je me coiffais d'un chapeau haut de forme bleu marine. J'aimais quand tout était assorti.

Je jetais un dernier coup d'œil à ma chambre à coucher, refermais la porte grinçante en bois et descendais les escaliers dans une grâce qui me ressemble.

- Alfred, interpellais-je lorsque j'atteignais la dernière marche.

Ce dernier se retourna vers moi. Je lui arborais d'un sourire et son plateau en métal tenait parfaitement en équilibre sur sa paume aplatie dessous.

- Je vais me balader. Dîtes à père que je serais absent un instant.

Il hocha la tête silencieusement, continua sa route vers le salon et j'ouvris la porte afin de quitter cette demeure oppressante et emplie de souvenirs mélancoliques.

Les femmes travaillant la terre se mettaient à chanter en canon, les hommes leur répondaient, comme un doux écho à mes oreilles. J'esquissais un sourire en m'approchant d'elles, voulant les saluer comme à mon habitude dès que père ne m'observait pas par la fenêtre.

Il refusait que je prenne des nouvelles des esclaves, simplement parce qu'il n'était pas le plus grand ami des Hommes à la peau mate. En d'autres mots, mon père était un raciste et je le haïssais pour s'être découvert une nature si infâme et inacceptable que nos rapports n'étaient pas les plus courtois.

Les Amants InterditsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant