8 juin 1882 (3)

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Je m'installais à la table, Constance était restée avec sa tante au manoir pour dîner, July et Charlotte entretenaient une conversation sur la découverte de Thomas Edison et de Joseph Swan, eux qui avaient crée ensemble la première ampoule à filament en coton carbonisé. Elle commençait d'ailleurs à se commercialiser faiblement depuis leur procès de 1879, il me semblait bien qu'ils travaillaient ensemble sur ce projet qui n'était pas totalement développé jusqu'en Virginie.

Quant à Jane, elle se mêlait au débat politique entre père et Garry.

Pour la première fois de ma vie, j'espérais qu'ils mettent le sujet des esclaves sur le tapis.

Ma demande silencieuse fut exaucée, Frank enchaînait en expliquant qu'un esclave était gravement malade et qu'il s'affalait sur les charrettes à charger. Père envisageait de mettre fin à ses souffrances le lendemain matin.

D'un côté, c'était un bon choix puisque ce serait encore plus abject de le laisser souffrir d'une maladie probablement incurable. D'un autre, je lui en voulais puisque les conditions de vie dans lesquelles les esclaves vivaient étaient atroces et favorisaient les maladies.

̶  Ils attrapent ces choses répugnantes et deviennent des bêtes foires, m'a-t-on dit.

̶  Alors il faut l'exécuter, déclarait Garry en réponse à Jane.

Je cherchais le bon moment pour m'en aller même si cette conversation commençait à réellement me dégoûter.

̶  Comme le disait si bien ton cousin, reprenait mon père en m'observant, ces nègres sont là pour s'user sur nos terres et celui-là a dû bien suer pour avoir de belles récoltes, finalement.

Qu'avait-il à me provoquer de cette manière ? Imaginant Marlène à la place de cet esclave mal en point, je me levais promptement et quittais la table sous le rire infernal de père. Constance ajouta quelque chose, puis Charles répondit dans mon dos :

̶  Laissez-le. C'est son côté enfantin qui refait surface. J'irai lui toucher deux mots dans la soirée. Il comprendra bientôt que ces nègres sont insignifiants.

Et vous comprendrez enfin que vous aviez tort une fois mon soudain départ.

Comprendre. Quelle ironie. Je savais que père ne changerait pas sa façon de voir les esclaves qui souffraient en bas, mais puisque j'en étais certain, je comprenais, moi, que ma place n'était plus parmi les racistes.

Je faisais souvent ce type d'escapade dînatoire, ses conversations immatures et irréfléchies étaient répétitives, dénigrantes, insupportables. Notamment parce que mon cœur était épris d'une femme qu'il incluait dans le groupe « nègres ». Même Marlène se nommait ainsi quand je lavais ses chevilles !

Je croisais Alfred qui retournait aux cuisines, l'attendis quelques instants puis tendis la clef de la grange. Si c'était lui qui y allait à cette heure-ci, Charles ne se douterait de rien. L'absence de Marlène le lendemain lui mettrait la puce à l'oreille si cette grosse clef disparaissait.

̶  Comment va-t-elle ? questionnais-je tout bas avant de monter.

̶  Elle était affamée, monsieur Donovan.

Évidemment. Ils ne fournissaient même pas le strict minimum pour une alimentation convenable.

̶  Remettez-là discrètement, lui répétais-je en fixant la clef.

̶  Comptez sur moi.

̶  Je vous fais confiance, Alfred.

Il me fit comprendre que je faisais bien de lui faire confiance, s'il me décevait, il savait que je disposais des arguments de taille pour contrer sa parole. D'autant plus qu'il n'était qu'un domestique -comptant pour moi, certes-, mais aisément accusable.

Les Amants InterditsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant