17 mai 1882

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J'ai dû passer du temps avec ma promise, beaucoup trop de temps sacrifiant mes instants programmés avec Marlène. Je l'avais déstabilisé par mon approche trop rapide, je devais la laisser tranquille, mais j'en étais clairement incapable.

Je voulais la voir avant tout, savoir comment allaient ses chevilles désastreuses depuis la première fois que je les avais vues. Réellement, elle m'inquiétait plus que les autres esclaves. Et ça m'inquiétait aussi de lui prêter tant d'attention.

J'adorerais la faire venir dans la demeure, sans que personne ne le sache. Pas même July, ma petite sœur.

- Excusez-moi, monsieur Donovan, intervint-il doucement lorsque je regardais dans mon bureau.

- Alfred ?

Je me levais pour arriver à sa hauteur, observais son crâne dépourvu de cheveux et ajustais ma veste queue-de-pie blanche en le fixant.

- Que se passe-t-il ?

- Mademoiselle de Clairet, vous attends pour une promenade.

- Dîtes-lui que je suis terriblement occupé, refusais-je gentiment.

Alfred jouait parfois au complice avec moi. Il avait clairement conscience de ce que je pensais de ma promise, et il était du même avis que moi. Par ailleurs, il ne savait pas que je fréquentais Marlène, d'une certaine manière. Personne n'était au courant à ma connaissance, bien que je soupçonne père d'être sur la piste du doute.

Le domestique acquiesçait avant de quitter ma chambre. Je sortis quelques minutes plus tard, croisais brièvement Frank lisant un télégramme en descendant l'escalier un demi tournant avec un palier et restais une seconde dans le large couloir.

Je vivais sur le second étage de la demeure qui en comptait trois, sans le grenier. L'escalier en bois se trouvait contre le mur de la façade avant de la maison. Au haut de ce dernier, la chambre de Gauthier adjacente à la mienne ainsi que la grande salle de bain carrelée.

Puis à l'opposé de nos chambres se situaient celle de ma sœur, July, et une pièce où les vêtements de ma mère étaient exposés. J'aimais beaucoup cette salle, elle me rendait nostalgique.

Pris d'une envie soudaine avant même de la comprendre, je m'avançais machinalement vers la porte en bois. Les murs jaunis par le papier peint me rappelèrent la chemise de nuit que ma mère idolâtrait sans fin et les fenêtres laissait ma vue s'épanouir sur le jardin -ou du moins, les terres remuées.

Je pouvais voir les esclaves travailler de force d'ici. Je me mis devant la vitre, levais le rideau d'une main pour chercher Marlène des yeux et son regard se leva vers moi dès qu'elle détectait un mouvement derrière ce carreau. Je souris faiblement, nos regards ne se quittaient plus et j'en fus conquis sur le coup.

Je l'avais peut-être perturbée, mais elle ne laissait pas vraiment de trace de regrets dans ses yeux. Ça me réjouissait de le savoir, je voulais, inconsciemment, avoir un impact sur son âme pour une raison qui m'échappait.

Un homme lui donna un coup de fouet sur le dos, mon corps entier se raidissait à l'idée de sa souffrance physique et je fus pris d'une envie de descendre immédiatement pour le lui venir en aide. Je devais réfléchir à un moyen pour que l'on cesse de la faire souffrir autant. Je n'allais pas le supporter sur le long terme si je continuais à discuter avec elle.

Ses larmes coulaient sur ses joues, je souhaitais lui exprimer à quel point j'étais navré d'avoir attiré son attention au risque de souffrir par le fouet abîmant son dos. Un raclement de gorge m'interrompit. Je sursautais, remis les mains derrière mon dos et observais Charles en silence.

Je lui permis de se joindre à moi silencieusement. Etait-ce le moment pour lui parler de mon refus de mariage ? Dans tous les cas, je savais que j'allais tenter quelque chose, je ne pouvais pas accepter d'être marié pour répondre aux besoins financiers -excédant déjà le seuil du besoin.

- Je vous cherchais.

- J'ai pu comprendre, lançais-je en fixant Marlène au travail.

- Alfred m'a communiqué votre impossibilité à rejoindre votre future épouse.

- Elle ne le sera pas, père.

C'était mal, très mal, mais je savais que je faisais bien de lui dire maintenant, puisque l'on abordait le sujet.

- Comment ça ?

- Nous n'avons pas la même conception du mariage, je suis en total désaccord à m'unir avec une femme qui ne parle même pas ma langue. Comment allons-nous nous comprendre ensuite ? m'empressais-je de lui dire sans le fixer.

- Et bien vous serez instruit du français, vos capacités sont largement à la hauteur d'apprendre un langage.

- C'est hors de question, me révoltais-je en fronçant les sourcils.

Père m'observait, je sentis son regard sur mon épaule -à sa hauteur- et je ne pipais mot, souhaitant que le silence ait un impact positif sur ma ferme décision.

Je pouvais refuser les vœux le jour du mariage, cela dépendais de moi, mais ne réalité, je ne souhaitais pas faire l'objet d'une dépense extravagante pour cette union qui ne me plaisait pas. De plus, je ne me voyais pas tenter d'engager une conversation avec Constance.

Charles soufflait en croisant identiquement ses mains derrière son dos.

- C'est la négresse ?

Marlène Foncourt.

- Ce n'en n'est pas une.

- Grandissez, Jonah. Cessez ce caprice ridicule et honteux. Vous vous marierez, que vous le vouliez ou non, reprit-il plus certain. Honorez notre famille, grand Dieu ! Vous avez conscience que je resterai sur mes positions.

Je retenais un juron. Pour notre famille ? Plutôt pour la fortune des de Clairet si la mienne se joignait à elle par mon intermédiaire. Automatiquement, je cherchais Marlène à travers le rideau en mousseline blanche, mais elle avait fui.

- Les nègres ne comptent pas. Ils sont là pour nous servir sans discuter, ajoutait-il.

Je devais mentir pour continuer à voir cette femme remplie de surprises, même si dire du mal des Hommes de couleurs me nouait la gorge alors que je les défendais depuis toujours.

- Je n'ai que faire des nègres. Ce n'est que de la politesse et ça n'a rien à voir avec le refus de ce mariage.

Pour appuyer mon mécontentement, je quittais la pièce en jetant un regard sur la robe de mariage de ma mère posée sur un buste de couture en métal et je m'enfermais à clef dans ma chambre. Il ne devait pas injurier les esclaves de cette manière. Ils vivent suffisamment mal pour qu'on les discrimine encore plus.

Bien évidemment, mes pensées étaient axées sur Marlène. Je ressentais le besoin de défendre sa cause pour une raison que j'ignorais moi-même, bien qu'elle suscitait quelque chose de bénéfique pour mon cœur difficile et révolté.

- Jonah, ouvrez. Je sais bien que vous éprouvez une appétence incompréhensible pour ces nègres, mais elle doit se stopper puisque ce n'est pas acceptable.

- Vous ne comprenez pas, père.

- Vous devenez aveugle. Leur noirceur se reflète dans vos pupilles et vous empêche de voir clairement les choses.

Je décollais mon dos de la porte, irrité et en colère, replaçant quelques uns de mes cheveux derrière mes oreilles, puis marchais en long sur le sol couvert d'une moquette à motifs bordeaux, crème et noir.

- Ils ne sont pas différents de nous. Laissez-moi.

J'attrapais un livre dès que les pas de Charles s'éloignèrent de la porte. Quitte à demander à Alfred de monter mon dîner, je préférais rester dans cette chambre pour fuir le regard discriminatoire de père.

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Chapitre un peu court, mais montrant les relations entre père-fils. Qu'en avez vous pensé ?

Les Amants InterditsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant