Entendu dans un musée de province

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"Voici, chers visiteurs... Ce tableau est issu des oeuvres de jeunesse d'un artiste local injustement méconnu: un certain Castet, dentiste dans le civil. Tel que vous le voyez, il représente une calèche qui s'éloigne dans une rue étroite, typique de chez nous. On devine le mouvement car, du cheval qui la tire, seules trois pattes sont visibles. Ce qui nous amène à une certaine bizarrerie: il n'y a pas de cocher, l'animal semble se conduire tout seul.

Bien sûr, ce n'est pas ce qui saute aux yeux... Oui, l'ambiance est clairement étouffante, et le regard est irrésistiblement attiré par le carreau d'un rouge intense qui orne l'arrière du véhicule.

Un siècle est passé sur ce tableau, et je ne peux affirmer si ce que je vais vous dire est issu de l'imagination de l'auteur, ou bien des légendes locales. Il n'empêche que Castet a relaté les faits qui entourent ce qu'il a représenté ici, et, par ailleurs, les a dits véridiques. D'après lui, l'apparition d'une calèche sans cocher, la monture se dirigeant d'elle-même à travers les ruelles, était assez courante - bien que les habitants aient toujours redouté son passage. Cela devait arriver environ tous les deux ans vers mi-septembre, quand l'été tirait sur sa fin et prenait des accents sinistres.

La calèche, poursuivait-il, s'arrêtait parfois devant un immeuble et les personnes fatiguées étaient invitées à son bord. Ils n'avaient pas à protester: si les passagers leur demandaient de les rejoindre, ils s'exécutaient sans mot dire. Ceci fait, on n'avait que peu de chances de les revoir.

Le peintre ajoutait qu'une poignée d'entre eux avaient intimé aux occupants de les laisser descendre, parfois dans des quartiers inconnus; mais trop pressés de les quitter, cela n'avait aucune importance. De ceux-là, il prétend avoir recueilli les témoignages.

Ils disaient donc qu'à bord de la calèche ils avaient côtoyé trois figures macabres.
La première était un homme âgé vêtu d'un bleu de travail, tout empreint d'une immense fatigue. Un oeil indiscret pouvait deviner sa maigreur extrême, de même qu'une légère trace de sang noir près du coeur.

La deuxième paraît très variable au vu des témoignages cités, mais la plupart évoquent un grand chien sale à l'oeil malade mais à l'air féroce, encore qu'immobile et horriblement silencieux.

La troisième serait une sorte d'homme à tête d'oiseau, au bec large et informe, les yeux faits de verre jaune, la face cousue de diverses pièces de tissu.

Toutes trois accompagnaient silencieusement le voyageur, jetant mollement des regards par les fenêtres ou bien droit devant elles, dans le vide.

Des témoins bien plus rares encore évoquent l'apparition tardive d'une quatrième figure, qui n'est pas assise sur les banquettes avec les autres, mais accrochée dans un coin. Une petite chose noire de la taille d'un poing, disent-ils, avec de nombreuses pattes et un visage d'aspect humain, qui les fixe d'un air narquois.

On y jette les hommes lorsqu'ils ne peuvent plus servir, et la calèche les emmène quelque part où ils n'encombreront plus. S'arracher à elle ne demande pas une force particulière, mais bien plutôt une volonté inébranlable. Et ceux qui ont montré leur volonté de rester en vie auront droit à quelques années de plus.
Les autres... nul ne les regrettera.

Non, non! Nous n'en sommes plus là, madame... Hem... Si vous le voulez bien, poursuivons notre visite...

 Si vous le voulez bien, poursuivons notre visite

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Don't Read at Night | Tome 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant