Rencontre hasardeuse

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J'ouvris les yeux alors que mon réveil bracelet vibrait contre mon poignet. C'était un système que j'avais élaboré quelques mois plus tôt, lorsque j'en avais eu assez d'être réveillée par ma mère, à dix-sept ans. Un bracelet récupéré sur une vieille montre, un tout petit réveil qui vibrait, le tout solidement attaché à mon poignet, et je me réveillais tous les matins sans encombre.

J'étendis la main et tâtonnai à l'aveuglette sur mon mur pour trouver l'interrupteur. L'ampoule se mit à briller comme un soleil éclairant la moindre parcelle de ma chambre. Je clignai plusieurs fois des paupières pour parer à cette soudaine luminosité et en même temps tenter de chasser le sommeil qui obscurcissait mes pensées comme un nuage récalcitrant.

Je fis un bond sur mon lit, tout à coup bien éveillée.

Aujourd'hui, nous étions jeudi. Jeudi, je commençais à 11h. Jeudi, j'avais deux heures de cours d'Art et de Dessin. Je n'avais ni mathématiques, ni philosophie, ni matière qui menacerait de griller mes neurones.

Et surtout, j'allais voir Théo.

Je m'étirai avec contentement et sentis mes cordes vocales vibrer dans ma gorge. Depuis que je m'étais mise à parler, ces organes que j'avais ignoré pendant si longtemps se mettait tout à coup à fonctionner tous seuls, sans que je ne leur en donne l'ordre. Lorsque je gémissais de bonheur en mangeant un fondant au chocolat de Mamou, lorsque j'acquiesçais à ce que quelqu'un me disait, lorsque je soulevais quelque chose de lourd, ma petite sœur par exemple. Jamais je n'avais proféré un son avant cela. Ou très rarement. Alors les multiples interventions de mes cordes vocales me faisaient encore une sensation étrange. Comme si je me rendais compte que j'étais capable d'émettre ce que les entendants appelaient un « son ».

Je jetai un regard au réveil. 7h20. C'est à cet instant précis que j'eus le déclic. Le rouage dans mon cerveau cliqueta si puissamment que je pus presque imaginer ce que cela aurait donné si j'étais capable d'entendre quoi que ce soit.

J'avais oublié de demander à maman si elle pouvait m'amener au tram à 10h, comme la semaine dernière. Avec l'incident du coiffeur et mon cerveau qui avait du mal à se connecter au réseau de la réalité depuis quelques jours, j'étais passée à côté de cette information essentielle. Si jamais elle était déjà partie, je l'avais dans l'os.

Je sortis de mon lit en rabattant violemment les couvertures, et manquai de m'écrouler sur le parquet en me prenant les pieds dans mes draps.

Je descendis l'escalier à toute vitesse et trouvai la preuve incontestable de mon malheur : les deux voitures n'étaient plus garées dans l'allée ; mes deux parents étaient déjà partis travailler. Maman avait dû déposer Alice chez la nounou.

Je tapai furieusement du pied en psalmodiant en cadence des « non, non, non ! » à voix haute, tout en cherchant désespérément une issue de secours.

Mon cerveau, tout à coup hyperactif, entrevit la suite du programme : J'allais rater mon bus qui arrivait dans dix minutes, et même si j'arrivais à temps à l'arrêt, j'allais être trois heures à l'avance au tramway, donc j'irais en cours à 8h et j'allais louper mon rendez-vous avec Théo qui penserait que je l'aurais oublié. Je ne m'en remettrais certainement jamais et mourrai d'inquiétude avant d'avoir pu le revoir le jeudi d'après.

A moins que...

Je sentis une bulle d'espoir gonfler mon pauvre cœur flétrit et je fis demi-tour à la vitesse de la lumière, gravissant les escaliers quatre à quatre. Si je parvenais à prendre mon bus à temps, j'arriverais bien en avance à l'arrêt du tramway. Mais tant pis, j'attendrais le temps qu'il faudrait et verrais Théo d'une façon ou d'une autre. Hors de question que je loupe cette opportunité. Il fallait juste que je ne rate pas mon bus.

Moi, Louanne, DifférenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant