Lui

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Port-au-Prince (Haïti),
Le 13 Août 2016

Cher journal,

Aujourd'hui à mon départ son regard a croisé le mien.

Il avait de ses regards profonds à vous immerger jusqu'à la noyade. Pourtant il n'était pas beau. Son physique était des plus insignifiants, propre à passer au milieu de la foule sans se faire remarquer. Des jambes aussi maigres que des bois de bambous, des bras raides qui se ratachaient à son corps dans ses déplacements, un visage sans particularités et une voix trop velouteuse pour celle d'un garçon.

Tous les matins lorsque je me trouvais déjà dans la cour à sauter entre les maniocs, à la quête de l'eau pour mon bain, on le supposait encore enfermé dans sa chambre.
Et quand le grand soleil de dix heures venait s'étendre sur la plaine. Il sortait, son livre en main. S'assayant au même endroit, sur un banc derrière un grand chêne, à l'abri des regard. C'était là qu'il passait ses journées, à lire ou couché, les yeux rivés entre les touffes de feuilles qui lui servait de parasol.

Dans la cuisine, les femmes se plaisaient à parler de lui. Je passais la moitié de mes journées à entendre monter en même temps que le bruits des épices calcinant dans l'huile chaude, leur qualifications à son égard. « C'est un gros paresseux!»,
« Sa a, se pa yon gason. Li twò mou! Mwen ki di nou sa, yon masisi li ye!» disaient elles.

( Celui là, ce n'est pas un garçon. Il est trop chochotte. C'est un homo, je vous le dit!)

C'est vrai qu'il ne paraissait pas se plaire à se montrer. Était il timide? Je cherchais inlassablement un moyen de le cerner. Tous les jours de mon séjour, il m'intriguait un peu plus. Pourquoi ne parlait il presque jamais.

Son innocence était la seule chose qu'il exposait aux yeux des autres, inconsciemment peut-être.

En pensant, je me perdais encore une fois dans ses iris bruns. Le camion démarra laissant derrière une épaisse poussière blanche qui effaçait du bord de la route sa silhouette élancée.

Je me détournais de ma fixation pour prêter attention au chemin rocailleux qui s'étendait devant moi, une soudaine compassion m'envahissant.

Un jour ou l'autre cette vie aurais raison de lui. Car il fallait être manipulateur pour survivre.


Chronique De Textes PerdusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant