Chapitre 1 : Fête mouvementée sur la Grande Barrière de corail

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C'était un beau soir de juillet au large des côtes australiennes. Le soleil se noyait dans les eaux sombres, seul le léger clapotis des vagues venait troubler le silence. Trois mouettes ébouriffées dérivaient calmement, sommeillant à moitié. Elles furent légèrement prises au dépourvu quand une baleine à bosses de vingt six tonnes jaillit de l'eau juste en dessous d'elles. Les trois mouettes trempées et passablement traumatisées prirent tant bien que mal leur envol. La baleine en question, malgré sa taille, s'était aperçue de sa gaffe en entendant les cris mécontents des mouettes. Mais qu'y pouvait-elle ? Elle était un peu encombrante. Et en retard en plus. Elle devait aller à l'anniversaire de sa meilleure amie, Mélodie. Elle habitait dans une petite grotte sous-marine chaleureuse dans la banlieue de la Grande Barrière de corail. Un quartier super sympa, avec plein d'espace, ce qui éviterait qu'elle écrase les autres invités. Sur ces pensées, elle fonçait le plus vite qu'elle pouvait, tout en tentant tant bien que mal d'esquiver les autres poissons.

Une petite demi-heure plus tard, elle était presque arrivée chez Mélodie. Elle pouvait apercevoir la fine silhouette du dauphin devant sa grotte en train de discuter avec Maurice et Yann, deux crevettes roses qui étaient déjà là. En même temps ils habitaient juste à côté, en dessous de sa grotte. En la voyant, Mélodie s'approcha d'elle, un grand sourire aux lèvres :

"Salut ma belle ! T'es presque à l'heure, s'exclama-t-elle en riant.

- Si tu faisais ma taille toi aussi tu aurais du mal à arriver à l'heure, rétorqua Cynthia.

- Rhoo, je te taquine ! Allez viens on attendait que toi, les autres sont derrière en train de manger, on va les rejoindre ? proposa gentiment Mélodie.

- Avec plaisir, je te suis !"

Cynthia sentit son gigantesque estomac se manifester quand elle aperçut le buffet bien garni. Anémones farcies, salades d'algues, fromages de tortues, oeufs de barracuda pochés au choukir, un alcool fait à base de varech brun. Et surtout elle eut les larmes aux yeux en constatant que son amie s'était même procuré son plat préféré : un sorbet au krill (des crevettes minuscules et très goûteuses). Les invités étaient une trentaine, et si la majorité étaient des dauphins, on comptait également beaucoup de crevettes. Cynthia était la seule baleine, comme d'habitude. À peine arrivée elle alla joyeusement se mêler aux autres.

La soirée se déroula à la perfection. Elle avait beaucoup parlé avec un dénommé Alphonse, une crevette érudite spécialisée dans l'étude du corail. Ses connaissances l'avaient grandement impressionnée. Au moment pour Mélodie de manger son algue d'anniversaire, Cynthia se mit à chanter une chanson de sa douce et mélodieuse voix de baleine. Quelques timides murmures accueillirent sa prestation, mais la jeune baleine n'avait malheureusement pas l'ouïe assez fine pour distinguer ce qui se disait exactement dans l'assistance. Sûrement encore des critiques, se dit-elle. Il était vrai que les cétacés de son espèce avaient un peu de mal à s'intégrer, au milieu de tous ces poissons beaucoup plus petits qu'eux, mais elle avait fini par s'y habituer. Et même si ce soir les autres n'avaient pas apprécié sa chansonnette, son amie claquait joyeusement des nageoires et semblait conquise, c'était tout ce qui importait aux yeux de Cynthia.

"C'était magnifique, souffla le dauphin en venant se serrer contre le ventre énorme de son amie pour la remercier.

- Je t'en prie."

D'un large sourire, elle dévoila ses grands fanons jaunis. Quelques crevettes de l'assemblée détournèrent le regard. Mélodie nagea jusqu'à l'algue afin de couper des parts pour ses invités, son corps gracieux que Cynthia enviait tant ondulant dans l'eau salée. Puis la soirée reprit son cours, musique vibrante et alcool coulant à flots.

"Ehhh Cynthiaaa !.. Tu veux tester la poudre de crabe pygmé ? C'est vraiment un truc unique ! hurlait Alphonse, la bouche couverte de fins grains blancs.

- J'aimerais vraiment mais je dois reprendre le large après et j'ai déjà beaucoup bu, après je risque de me perdre, répondit Cynthia avec regret.

- Oh allez lâche toi ! Ça fait pas tant d'effet que ça si t'en prends pas trop.

- Bon d'accord mais un tout petit peu alors ! dit-elle avec empressement."

Cynthia mit quatre petits kilos de poudre au creux de sa nageoire, et les inspira d'un coup sec. L'effet ne se fit pas attendre. Elle commença à discuter avec Alphonse mais leur conversation lui paraissait un peu étrange, sans qu'elle parvienne à trouver pourquoi.

"Alphonse je suis exactement comme toi ! J'ai toujours rêvé de faire l'amour avec une méduse !

- Toi aussi ?! Alors je ne suis pas le seul à vouloir sentir leurs longs tentacules sensuels caresser ma carapace !

- Avec un poulpe aussi ça doit être exotique, t'imagines les ventouses !

- Mais ouaiiiiiis !!"

La soirée touchait à sa fin, la plus grande partie des invités était déjà repartis. Cynthia avait un peu récupéré et se sentait en état de faire la route.

"Mélodie ! Bravo pour la fête c'était parfait ! Je vais repartir, joyeux anniversaire, déclara t-elle en la prenant dans ses nageoires.

- Merci d'être venue ! Tu n'as pas trop bu ? s'inquiéta t-elle.

- Mais non t'en fais pas ! Et puis une bestiole de ma taille a pas grand chose à craindre, s'esclaffa la baleine.

- Bon je te crois, fais bon voyage et reviens vite me voir ma grosse ! dit Mélodie avec tendresse."

Elle était la seule qui pouvait appeler Cynthia "ma grosse" sans la vexer.

"À très vite petite crevette ! lui cria Cynthia en nageant."

L'eau était d'un noir d'encre, le soleil couché depuis des heures. Cynthia voyait à peine deux mètres devant elle.

Tiens je n'ai pas encore dépassé le gros rocher noir ? C'est bizarre... J'ai fait moins de chemin que ce que je pensais.

Elle ignorait depuis combien de temps elle nageait, avait perdu toute notion du temps et de l'espace. Tout se ressemblait, elle était peut-être passée par ici dix fois. Plus le temps passait, plus sa panique augmentait. L'alcool obscurcissait son esprit, l'empêchant de réfléchir correctement. Elle fendait l'eau à toute vitesse, tentant de garder une trajectoire rectiligne.

Aveuglée par la peur, elle ne vit pas que l'eau se faisait de moins en moins profonde. Elle ne fit pas non plus attention au bruit des vagues qui se fracassaient bruyamment contre le sable et les rochers. Lorsqu'elle sentit quelque chose frôler son ventre elle crut d'abord à un gros poisson égaré. La baleine comprit trop tard qu'il s'agissait du fond de l'eau. Elle tendit tous les muscles de son énorme corps pour faire demi-tour, mais sa vitesse la fit déraper sur le flanc. Elle grogna en sentant le sable érafler son ventre sur toute sa longueur. Lorsqu'elle s'arrêta enfin, seule sa queue était encore dans l'eau. Le reste de son corps gisait sur une plage, à l'air libre. Cynthia tenta de remuer, mais sans l'eau pour se mouvoir, elle était incapable de faire bouger ses vingt six tonnes. Elle n'avait pas de problèmes pour respirer, mais son corps ne tarderait pas se dessécher et elle mourrait en cinq à huit heures, en fonction de la chaleur de la journée qui s'annonçait.

Au bout de quelques heures la baleine échouée regardait, impuissante, le soleil se lever.

Cyndrigue, les amants maudits des profondeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant